Presses de Sciences Po, Paris, 1998, 270 p.
Jusqu’au XVIIIe siècle, le concept de sous-développement n’existe guère par rapport à l’Europe. L’Inde occupe l’une des places commerciales prépondérantes sur la planète et la première en Asie, probablement devant la Chine. L’écart commence à se creuser avec la Révolution industrielle : l’Occident amorce une phase d’expansion politique, économique, technique sans précédent qui va se traduire par des conquêtes coloniales. Pourquoi, en deux siècles, Chine et Inde ont-elles suivi une trajectoire inverse de celle suivie par l’Occident porté par la Révolution industrielle ? Pourquoi un redressement est-il apparu ces dernières années dans ces deux pays vastes et peuplés mais si différents ?
À partir d’un tableau historique, comparatif et exhaustif, Gilbert Etienne isole des faits structurants qui ne surprendront pas les spécialistes mais qui méritent d’être rappelés. Dès le début de leurs réformes Chine et Inde n’ont mis ni l’énergie, ni les transports au centre de leurs préoccupations. Mais la Chine, bien que révolutionnaire, en a compris plus vite l’importance que l’Inde démocratique et s’est ouverte de façon plus décentralisée et donc plus rapide. L’agriculture et la paysannerie séparent aussi ces deux géants, avec encore un avantage pour la Chine qui n’est pas bridée par un système de castes dont l’Inde devra bien un jour sortir pour accélérer son développement. En revanche, ces deux pays ont en commun l’insuffisance des transports, leur manque d’entretien et leur vétusté pour des trafics automobiles, ferroviaires et maritimes en très forte augmentation. Ces faits rappelés, la question du développement futur reste posée non seulement pour les transports mais aussi pour l’énergie et les télécommunications. D’où viendront les capitaux qui assureront le développement futur ?
L’auteur ne doute pas de la poursuite de la croissance économique. Il s’interroge néanmoins sur son rythme, sur ses conséquences en termes d’augmentation de la pollution, sur les financements de cette croissance et les besoins en apports financiers extérieurs mais aussi et surtout sur l’organisation administrative et les élites dirigeantes. La décentralisation chinoise a fortement stimulé l’expansion économique, tout en générant gaspillages de toutes sortes et en oubliant la mise en place d’un système bancaire et fiscal respectables. En revanche, l’Inde, où le Congrès a cessé de dominer le pays, a, par ses lourdeurs administratives, évité un développement sauvage, ce qui explique un retard que l’apparition de gouvernements de coalition risque d’accentuer. Il semble acquis que les élites dirigeantes aient à ce titre quelques lourdes responsabilités. La croissance économique se poursuivra à un rythme soutenu dans les deux pays. Ce point n’est pas contestable, même si des accidents de parcours sont à prévoir. Les déséquilibres actuels ne peuvent durer et comme un significatif ralentissement de la croissance ne pourrait qu’engendrer de violentes, durables et insupportables explosions sociale, l’optimisme reste de rigueur même si la récente crise asiatique doit imposer une certaine prudence. Chine et Inde restent promises à de grands avenirs avec des atouts différents. Elles devront néanmoins chacune et à des degrés divers régler les problèmes liés à leurs élites, aux déséquilibres régionaux internes, aux alliances stratégiques indispensables, aux oppositions religieuses, et à la protection de l’environnement. La pollution, problème commun aux deux pays, est bien abordée par l’auteur. Peut-on réduire les conséquences désastreuses de la pollution passée ? Peut-on ralentir la pollution future ? La réponse, alors que la prise de conscience augmente, est positive. Mais les faits restent têtus. Chine et Inde resteront durablement dépendants de l’énergie au charbon. Qui financera les lourdes dépenses pour corriger les dommages liés à la dégradation de l’environnement ? Peut-on imposer à ces pays en développement des surcoûts d’investissement et de frais de fonctionnement de 10 à 20 % pour accéder à une énergie propre ? Une telle position est évidemment inacceptable sauf si elle est imposée par la communauté internationale en contrepartie de ses centaines de milliards de dollars investis. C’est ici que la Chine et l’Inde se rejoignent : elles ne sont pas prêtes à accueillir à n’importe quel prix les donneurs de leçons occidentaux.
Par son ambition, le livre de Gilbert Etienne couvre presque tous les domaines. L’auteur a su retenir les grands traits qui distinguent l’histoire des deux pays, et analyser la trame des éléments fondateurs de leurs économies respectives. En plus d’une vue synoptique très claire sur les atouts et handicaps de la Chine et de l’Inde, on trouvera dans cet excellent ouvrage d’intéressants développements comparatifs sur les systèmes bancaires, les politiques économiques et monétaires, les classes de consommateurs, les diasporas, les niveaux de vie, et les marchés qu’il faut néanmoins examiner avec les réserves d’usage : quel degré de qualité peut-on attribuer aux statistiques et données exposées ? Il faut là aussi éviter de pécher par optimisme comme l’ont peut-être fait les constructeurs automobiles étrangers qui connaissent actuellement bien des déboires en Chine. L’avenir de ces deux « empires » est assez paradoxal : les superstructures se développent de manière dynamique, voire anarchique, créant des « bulles », mais les infrastructures, maillons faibles communs aux deux économies, ne suivent pas encore. Cette difficulté ne semble, néanmoins, pas insurmontable pour ces deux géants.
La Chine semble avoir pris une avance définitive sur l’Inde. Sa croissance depuis 1978 conforte les nombreuses projections qui placent à terme l’économie chinoise comme la première du globe. Reste à savoir si ce sera en 2015 … ou en 2050. Les pronostics concernant l’Inde restent plus vagues même si le continent indien est engagé sur la voie de la croissance.
Catherine Bouchet-Orphelin, Asie 21
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