La situation en Asie, des environs du 20 février à ceux du 20 mars 1999. Le contraire du beau fixe 

Vision générale
L’Occident danse, l’Asie se brûle sur son volcan à elle. Que dire des secousses des Moluques,de la stagnation des économies, de l’exploitation de la main-d’oeuvre, du chômage au Japon ? de la famine en Corée du Nord, de la poussée de l’Islam, de celle de la Chine continentale ?

Vision du paysage intérieur de la Chine continentale
 La Chine est toujours une Marmite qui bout sans exploser. Les soupapes de sûreté sont toujours en place. Le Premier ministre est un dirigeant respecté. Il a reconnu que la situation était très difficile, inspiré une campagne de critique du barrage des Trois Gorges, défini des mesures pour améliorer la situation. Cependant, les chances quíil a de se maintenir en place sont faibles et l’équilibre entre la pression qui monte et le Couvercle se fragilise. Le semi-chaos peut se muer en chaos complet. Le danger principal : la détérioration de la situation économique. 

Vision : ambitions et possibilités de l’impérialisme chinois
Un projet impérialiste (l’Asie puis le monde) procédant du fusionnement chinois des consciences de Nation et de Civilisation. Quatre éléments sont à retenir pour le début de l’année 1999. 1) Du côté du Nord-Est, la Chine cherche prudemment à profiter de la détérioration de la situation en Corée du Nord et ne favorisera pas la réunification. 2) Face à Taïwan, la Chine continue son chantage à l’opération de force. 3) Elle renforce ses liens en Asie du Sud-Est(le Cambodge de Hun Sen). 4) La détérioration des relations sino-américaines avec, à long terme, le scénario d’une nouvelle guerre froide. 

Vision générale

 Cependant que l’Europe et l’Amérique du Nord continuent à danser, joyeusement, sur les volcans dont les « marché financiers » et l’impérialisme de l' »unique super-puissance de la planète » poussent les feux avec enthousiasme, l’Asie continue à se brûler les pieds, les jambes etc… sur son volcan à elle, dont les fureurs très mal contenues sont alimentées par les troubles liés à la panne générale des moteurs de sa croissance économique et par la montée en puissance de l’impérialisme sournois de la « nation la plus peuplée de la Terre ».

 En Asie, certes, il y a, dans la situation présente, quelques éléments encourageants : un timide réveil de l’économie de la Thaïlande; le début d’un début de redémarrage de l’économie japonaise; une certaine détente des relations indo-pakistanaises; une certaine détente des relations entre le Corée du Nord, les États-Unis et la Corée du Sud; etc…  
 Mais que dire du reste, que dire :

– des secousses qui agitent les Moluques et nombre d’autres éléments du monde indonésien et qui semblent annoncer sa balkanisation ?  
– de la stagnation globale persistante des économies de l’Asie du Nord-Est, de l’Asie du Sud-Est, des Indes et du monde chinois ?  
– de l’exploitation de plus en plus féroce de la main-d’úuvre de la plupart des pays d’Asie, à laquelle il convient maintenant d’ajouter celle de la main-d’oeuvre de la Russie d’Extrême Orient (voir à ce sujet un article de Russell Working dans le « International Herald Tribune » du 19/3/99, page 11) ?  
– des progrès du chômage au Japon ?  
– de la famine dont les Coréens du Nord restent la proie ?  
– de la poussée d’un Islam de plus en plus borné et de moins en moins doux dans l’ensemble de la région et plus spécialement en Asie centrale ?  
– de la Chine continentale surtout, pièce centrale du système, de ce qui s’y passe et de la façon dont elle réagit, urbi et orbi, à ses propres insuffisances ?

Vision du paysage intérieur de la Chine continentale

 La Chine est toujours une marmite qui bout sans exploser. Elle l’était en janvier-février 1999, comme nous l’avons dit en février 1999, Cheng Yingxiang et moi, dans un tout petit texte. Elle le demeure à la fin de mars 1999. Mais pour combien de temps ? 

 1) Les soupapes de sûreté de la marmite sont toujours en place et fonctionnent bien. Tout ce que l’on appris au cours de la dernière session de l’Assemblée nationale populaire chinoise, celle de mars 1999, a été à cet égard très éclairant et, dirais-je, rassurant, en surface tout au moins. 

L’homme qui manipule relativement bien les soupapes de sûreté de la marmite et qui, à lui tout seul, en représente une, le Premier ministre Zhu Rongji, n’est pas toujours très aimé mais est à peu près le seul des dirigeants de Pékin que le peuple respecte. Il a reconnu ou fait reconnaître, publiquement, que la situation présente était très difficile et que la maladie de la corruption était aussi profonde qu’étendue, qu’elle affectait notamment, et au plus haut point, l’Armée, la Police et la Justice; il a également inspiré une campagne officielle de critique des conditions techniques, financières et humaines désastreuses dans lesquelles est conduite l’opération délirante « Construction du barrage des Trois Gorges », une campagne d’autant mieux reçue qu’elle vise évidemment aussi à déstabiliser Li Peng, le père de l’opération, auquel le peuple n’a jamais cessé de vouer haine et mépris depuis le 4 juin 1989 (voir à ce sujet un excellent article de John Pomfret en page 1 du « International Herald Tribune » du 18/3/99)/ Et toutes ces nouveautés ont été rafraîchissantes, dans la mesure où elles ont représenté une concession du pouvoir aux aspirations des larges masses à un minimum de transparence. Zhu Rongji et ses conseillers ont, en outre, défini avec bon sens un certain nombre de mesures de nature à améliorer la situation et se sont énergiquement employés, depuis l’automne 1998, à faire en sorte qu’elles ne restent pas entièrement lettre morte. 

2) Les chances que garde Zhu Rongji de réussir à mettre tout à fait en oúuvre les mesures qu’il a préconisées et même à se maintenir lui-même en place semblent malheureusement bien faibles, en voie de réduction (voir à ce sujet l’excellent article de Frédéric Bobin dans « Le Monde » du 24/3/99, page 10).  

Quant aux chances que Zhu Rongji aurait de réussir en en appelant au peuple contre les mauvais mandarins, en admettant qu’il en ait l’idée, elles semblent nulles, tant sont vigilants les mauvais mandarins (les apparatchiks du Parti et de l’État, les chefs de l’Armée, les potentats locaux) et tant le peuple « vole bas », dans son écrasante majorité. 

Dans de telles conditions politiques et compte tenu de la lente mais inéluctable détérioration de la situation sociale, l’équilibre entre la pression qui monte à l’intérieur de la marmite et le Couvercle devient de plus en plus incertain, de plus en plus fragile. Les soupapes de sûreté perdent de leur efficacité, y compris celle du rassemblement des masses autour des chefs sous les bannières du nationalisme pan-chinois, dont Zhu Rongji et les autres dirigeants de Pékin ne se retiennent pas, bien sûr, de jouer. L’état de semi-chaos plus ou moins bien vécu dans lequel se trouve encore le pays peut à tout moment se muer en état de chaos complet, soit sur le registre criard de la  violence ouverte, soit sur le registre muet d’une déliquescence généralisée en tache d’huile. 

Le danger principal vient de la détérioration de la situation économique. Evaluée officiellement à plus de 8%, la croissance du PIB du Continent n’a été en fait que de 3 à 5%, d’après la plupart des experts étrangers qui ne sentent pas rigoureusement tenus de sauver la face des dirigeants de Pékin. Elle n’ira guère plus haut en 1999, très vraisemblablement, en dépit du fait que l’État a recommencé à faire fonctionner la planche à billets et a rouvert les vannes du crédit. Les marché intérieur reste à la fois trop fragmenté et trop grevé par le régime de l’arbitraire et de la corruption pour que l’entreprise privée ou l’entreprise publique régénérée puisse s’épanouir à grande échelle, surtout dans un contexte de retraite de l’investisseur étranger (investisseur chinois-de-l’extérieur inclus). La demande intérieure est, dès lors, trop faible pour prendre le relais des exportations (en déclin du fait des sous-capacités mondiales de pouvoir d’achat et de consommation pudiquement appelées sur-capacités mondiales de production).

Vision des ambitions et possibilités de l’impérialisme chinois

 1) Conscience de nation (la France pour nous), conscience de civilisation (l’Occident pour nous, de San Francisco à Vladisvostok, et sûrement pas l’Europe) et conscience d’Espèce (Adam et Eve partout) devraient être les trois étages de l’être social d’un humain normalement constitué, de nos jours comme hier. Hélas! tel n’est pas souvent le cas. Mais tel n’est surtout pas le cas, me semble-t-il, pour la plupart des Chinois. Chez eux, la conscience de nation et la conscience de civilisation n’ont jamais cessé d’être totalement fusionnées. Quant à la conscience d’Espèce, elle est quasi-nulle, réduite à une simple tolérance de l’existence des Quatre Mers et à la nécessité provisoire de composer avec elles quand elles sont plus puissantes que vous.  
 Que le projet impérialiste de domination de l’Asie puis, à travers l’Asie, de domination du monde soit le projet conscient ou inconscient de la plupart des Chinois, démocrates et démocratisants inclus, ne saurait faire, à mon sens, aucun doute. Oublier cette donnée permanente serait à la fois tomber dans le crétinisme du mépris de la géopolitique et commettre une lourde erreur d’appréciation de ce qui se passe et de calcul de ce qui va se passer en Extrême Orient. 

 2) A cet égard, quatre éléments nouveaux ou relativement nouveaux sont à retenir, je crois, pour le début de l’année 1999. Examinons-les en allant du moins visible au plus visible.  
 Premier élément. Du côté du Nord-Est, la Chine marche encore sur des úufs mais étudie la possibilité de profiter de la détérioration de la situation en Corée du Nord pour tenter de ré-inclure ce pays dans sa zone d’influence sans placer le Japon devant la quasi-nécessité de se doter, à son tour, d’armes de destruction massive. Mais sur ce front-là de sa poussée touts azimut, elle piétine, pour le moment. Il n’est évidemment pas de son intérêt de favoriser une réunification de la Corée.  
 Deuxième élément. Face à Taïwan, dont la reconquête (la « conquête » mieux vaudrait dire, maintenant) reste son objectif primordial, la Chine continue à jouer la carte du chantage à l’opération de force: elle installe sur ses côtes de nouvelles batteries de fusées destinées à intimider ses « chers compatriotes ». 

 Troisième élément. L’Asie du Sud-Est étant un ventre mou devenu encore plus mou depuis le milieu de 1997 sous les effets de la crise économique et financière que l’on sait, il aurait été surprenant que la Chine n’en profitât point pour entrer un peu plus dedans comme dans un édredon. Elle l’a fait, et au mieux, sa dernière manúuvre réussie étant à cet égard le renforcement de ses liens avec le Cambodge, via Hun Sen. Khmers rouges, blancs ou violets, qu’importe, pourvu qu’ils aident la Chine à « contenir » le Vietnam ! Sur le Drang nach Süden chinois, voir l’excellent article de Deron et Pomonti dans « Le Monde » du 7-8/3/99, page 1. 

 Quatrième élément. La détériorationde plus en plus bruyante des relations sino-américaines. Inutile d’en narrer le détail; il est dans tous nos journaux. Mais quel en est le sens ? 

– Cette détérioration est due pour une part à des éléments conjoncturels dont il ne faut pas surestimer l’importance. Aux Etats-Unis, les Républicains se cherchaient une Monica Lewinski de rechange pour nuire à Clinton; ils s’en sont trouvé une en la personne de la Chine, à laquelle Clinton aurait été coupable de faire une cour effrénée. Ils n’ont d’ailleurs pas tout à fait tort. Mais là non plus, n’exagérons rien. En Chine, à la veille de son voyage aux États-Unis, Zhu Rongji se devait de faire un peu de gesticulation sur le registre nationaliste du « Nous pouvons dire non, nous n’avons peur de rien, nous sommes déjà tout à fait capables de nous doter nous-mêmes des armes les plus sophistiquées ».  
– Cette détérioration est due, plus profondément, à une réaction aussi naturelle que classique: celle qu’ont les nations qui croyaient avoir pris une avance technologique irrattrapable dans le domaine civil ou militaire et qui découvrent qu’elles sont en train de la perdre. Les États-Unis se jugeaient garantis contre le risque d’une modernisation significative de l’Armée chinoise pour trente ans. Ils découvrent que tel n’est pas le cas. ça les énerve.  
– Cette détérioration est principalement due à un défaut de définition claire des intentions des États-Unis quant au destin de Taïwan. Comme la France, les États-Unis ont commis à l’endroit de Taïwan ce que j’appelle le « péché originel »: négliger de préciser, au moment où on a reconnu la Chine populaire, qu’on n’admettra jamais qu’elle procède à une « récupération » de Taïwan par la force. Voyez à ce sujet l’excellent article de Jim Hoagland dans le « International Herald Tribune » du 22/3/99, page 10. 

– A plus long terme, apparaît le scénario d’une nouvelle guerre froide possible: celle qui opposerait la Chine aux États-Unis. Il y a longtemps que ce scénario fait aux États-Unis l’objet de toute une littérature. Je ne l’ai jamais pris au sérieux, jusqu’ici, sur la base du raisonnement suivant: les États-Unis ont intérêt à jouer en Asie le même jeu que celui de la Grande Bretagne en Europe au XIXe Siècle, à savoir le jeu de bascule entre les différentes puissances rivales pour éviter qu’aucune d’elles ne l’emporte sur les autres. Mais du fait de l’impuissance apparemment persistante des trois grands voisins de la Chine seuls susceptibles de la « contrôler », à savoir la Russie, le Japon et l’Inde, on voit mal comment les États-Unis pourront en user contre la Chine. On entrevoit, dès lors, pour le XXIe Siècle, la possibilité d’une nouvelle bipolarisation du système international, c’est à dire la possibilité d’une rivalité-connivence de longue durée entre la Chine et les Etats Unis pour la  
domination et le partage de la planète comparable à la rivalité-connivence américano-soviétique des années 1949-1989.  

Claude Cadart, Asie21

Paris, le 24 mars 1999

P.S. Il a été récemment fait état, dans la presse, d’un nouveau miracle chinois: « combiner les taux de croissance à deux chiffres avec une efficacité énergétique « record », chiffres à l’appui (article de Hervé Kempf dans « Le Monde » du 5/3/1999, page 10). Les chiffres chinois étant ce qu’ils sont, de la haute poésie, j’aimerais avoir l’avis de vrais experts à ce sujet.  
 

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