Autre regard sur l’Inde (Un)

Un autre regard sur l’Inde, de François Gautier,

édition du Tricorne, Genève, 1999

Critique de l’ouvrage par le général Alain Lamballe 

 Le récent ouvrage de François GAUTIER, correspondant du Figaro en Inde depuis 30 ans, ne passera pas inaperçu. Il dérange car l’auteur ne mâche pas ses mots pour montrer la grandeur passée de l’Inde et pour condamner sans appel les invasions musulmanes et européennes qui ont partiellement détruit une grande civilisation. Certains sans nul doute reprocheront à l’auteur son amour immodéré pour les hindous et sa haine viscérale pour les musulmans. Quoi qu’il en soit, le livre, qui apporte la contradiction en faisant référence à des sources historiques sérieuses et à des découvertes archéologiques récentes, contribue à la connaissance de l’Inde. Il intéressera les lecteurs, spécialistes ou non, de cette région du monde.

 D’entrée de jeu, l’auteur définit le mot hindou. Il fut inventé par les Européens pour nommer les gens vivant dans la vallée de l’Indus. Mais, en fait pendant longtemps, le terme indou (sans le h initial) désignait tous les habitants de l’Inde, de la grande Inde (c’est à dire le Pakistan, le Bangladesh et l’Inde actuels).

 Le début du livre, consacré à la mythologie, à la littérature classique, à la philosophie, à l’astronomie (développée bien avant les Egyptiens, les Grecs et les Romains) peut paraître ardu pour les non-initiés. L’auteur aborde beaucoup de sujets mais ne mentionne curieusement pas le traité politique « Arthashastra » (littéralement traité d’économie) écrit par un conseiller de l’empereur Ashokha au IIIème siècle avant Jésus-Christ ; cet ouvrage précurseur aborde des thèmes parfois identiques à ceux étudiés dans le « Prince » de Machiavel, rédigé bien après. Tous ces développements sur la pensée hindoue dans ses expressions les plus diverses s’éclaircissent et prennent leur sens lorsque l’auteur aborde l’influence de l’Inde dans le monde, qui fut notamment déterminante sur la Grèce et même sur l’islam qui lui emprunta le chiffre zéro (bien que le livre ne le mentionne pas, la totalité des chiffres dits arabes ont été inventés par un mathématicien cachemiri, à l’époque de l’arrivée des Arabes dans le Sind, c’est à dire au début du VIIIème siècle).

 L’auteur bouscule un théorème essentiel, celui de l’invasion aryenne. Certaines découvertes récentes, archéologiques et linguistiques, semblent en effet indiquer que les Aryens pourraient être originaires de l’Inde même (page 82). Ils ne viendraient donc pas de l’extérieur, d’Asie centrale ou de plus loin, comme la majorité des Indianistes le pensent encore. Selon François Gautier, l’Inde, non seulement n’a pas été colonisée par les Aryens, mais certains de ceux-ci auraient ensuite émigré vers l’Ouest (page 31). Cette thèse, qui doit être confirmée, permet d’inclure les cités de Mohenjo-Daro et Harappa et les agglomérations de la vallée de la Saraswati, rivière aujourd’hui disparue, dans la civilisation aryenne. Ces villes prestigieuses constitueraient en quelque sorte l’aboutissement d’un urbanisme aryen raffiné. Bien que l’auteur ne les cite pas, les agglomérations encore plus anciennes de Mehrgarh et Nowshero au Balouchistan, fouillées par des archéologues français du musée Guimet, pourraient alors correspondre au début de la civilisation aryenne mais il est impossible dans l’état actuel de nos connaissances de l’affirmer.

 L’auteur consacre de longs développements sur les invasions musulmanes du VIIème siècle (en fait l’invasion véritable du Sind date du début du VIIIème siècle) au XVIIIème siècle. L’Inde hindoue, qui connut de grands empires au Nord comme au Sud, fut conquise par les musulmans qui, progressivement, s’approprièrent le pouvoir central. L’aboutissement fut l’empire moghol. François GAUTIER dénonce les exactions commises par les envahisseurs, les massacres perpétrés contre les hindous et la destruction systématique de leurs temples. Il fustige les historiens négationnistes, indiens et étrangers (dont les Français) qui nient les tentatives d’anéantissement, au fil des siècles, de la culture hindoue par les musulmans (arabes d’abord puis afghans, turcs, moghols, …). Il loue au contraire ceux, beaucoup plus rares, notamment le Français Roger POL-DROIT qui souligne le rôle de précurseurs des Indiens dans la philosophie, les arts et les sciences et le Belge Konraad ELST qui montre l’aspect destructeur des invasions musulmanes.

 L’auteur dénonce aussi les abus des colonisations européennes, surtout britannique (en se référant notamment aux ouvrages de Sitaram Goel).

 François Gautier épouse d’une certaine manière la théorie exprimée par Samuel Huntington  dans son ouvrage « Le choc des civilisations » (Paris, édition Emile Jacob, 1996-1997). Pour lui, le choc des civilisations musulmane et hindoue d’une part, chrétienne et hindoue d’autre part, a déjà eu lieu dans les siècles passés. Le choc, en Asie du Sud, entre l’islam et l’hindouisme (comme d’ailleurs, dans le reste du monde, entre l’islam et la chrétienté) se poursuit (pages 75 à 78).

 François Gautier indique que la stabilité de l’Inde souffre de l’antinationalisme de ses musulmans (qui se manifeste, par exemple, lors des manifestations sportives entre l’Inde et le Pakistan ; mais aucune explication n’est fournie sur leurs réactions après les explosions nucléaires conduites par les deux pays en mai 1998).

 L’auteur nuance sa pensée en indiquant que le rôle des missionnaires chrétiens a parfois été positif, en décrivant les faiblesses de l’Inde actuelle (notamment la suffisance des élites, la corruption, la dégradation de l’environnement) et en soulignant quelques points forts du Pakistan (en particulier, bien que cela soit discutable dans la période actuelle, dans le domaine économique, page 163). Il note que l’Inde n’est pas aimée de ses voisins qui l’accusent d’hégémonisme et d’agressivité mais précise aussitôt que cette perception est injustifiée (page 163).

 L’auteur, très influencé par le philosophe indien Sri Aurobindo, exprime une foi inébranlable dans l’avenir de l’Inde et par elle dans l’avenir de l’humanité. Il appelle de ses voeux une réunification du sous-continent dans un système confédéral, ce qui semble aujourd’hui difficilement envisageable. Cet ouvrage permet de mieux comprendre l’Asie du Sud contemporaine et les soubresauts internes et externes qui l’agitent. Malgré quelques imprécisions qui peuvent facilement être corrigées, il est fort utile car, en réhabilitant l’Inde, il suscite la réflexion en s’opposant à une certaine pensée unique de ceux qui, en France et ailleurs, pourraient se croire les seuls dépositaires de la vérité. Le lecteur y trouvera son compte pour se forger une opinion personnelle.

Alain Lamballe, Asie21

 

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