Où va la Chine ?

Collectif, Editions du Félin,Paris, 2000, 190 p.

Depuis la répression sanglante de Tiananmen en 1989, malgré la légitimité ébranlée du pouvoir et la crise asiatique de 1997, la Chine est devenue une puissance montante, confrontée à des mouvements sociaux de plus en plus importants. Quelle est la situation actuelle de la Chine et comment peut-elle sortir de ses crises  politique, économique et sociale ? Ce sont à  ces questions que tentent de répondre différents auteurs de cet important ouvrage-bilan.

Wei Jing Shen dénonce l’orientation de la Chine vers un capitalisme débridé (fruit des réformes de Deng Xiaoping) complètement monopolisé  par une classe privilégiée. La fuite des capitaux de Chine se compte en centaines de milliards de dollars. Le problème de la Chine ne serait pas celui d’une crise économique, mais d’une crise politique avec un parti  qui « ne peut plus être sauvé car il est pourri et donc irrécupérable ». Pour Wei Jingshen : « Si les pays étrangers soutiennent le parti communiste chinois au lieu  d’aider des démocrates encore faibles à se fortifier, cela leur retombera dessus ».

Roland Lew explique que le capitalisme sauvage, qui ravage aujourd’hui l’urbanisme des villes, reste paradoxalement assez contrôlé par les autorités centrales ou locales  et  que le pouvoir ne peut que continuer le processus réformiste engagé par Deng Xiaoping. Il explique aussi comment l’abus fiscal, qui est la source principale du mécontentement des ruraux, provoque une migration de ces derniers vers les villes côtières, phénomène engendrant  une insécurité et une nouvelle pauvreté urbaines,  qui ne constituent pas encore une véritable menace pour le régime. Pour la première fois de son histoire, la Chine a cessé d’être un monde massivement agricole, et si la répression n’est jamais très loin, la société chinoise est devenue  plus active, plus présente, plus frondeuse, s’exprimant ouvertement.  

Cai Chong Guo tente une analyse plus précise de la crise de l’entreprise d’Etat et s’interroge sur les moyens d’en sortir. Par la privatisation ? Mais qui peut ou veut acheter des entreprises obsolètes, aux structures de production démodées, aux moyens « soviétiques » périmés et dont les dirigeants sont corrompus, rendus responsables des frustrations liées à l’échec de la révolution culturelle ?

Guilhem Fabre insiste sur le changement fondamental que constitue l’intérêt de Pékin pour le développement des  provinces centrales. « Quand le centre est stable, l’univers le devient ». Les dirigeants multiplient les tournées d’inspection pour manifester leur compassion très médiatisée à l’égard des masses déshéritées. La réduction de la pauvreté étant devenue un objectif politique, les cadres locaux n’ont d’autre solution que d’afficher des résultats grossièrement falsifiés.

Jean-François Dufour analyse les conséquences de la crise asiatique et le paradoxe chinois en résultant. Cette crise a représenté, pour la Chine, une rupture dans la cohérence entre son évolution intérieure harmonieuse  et celle de son contexte régional. La Chine est face à des contradictions qui risquent d’avoir des effets structurels profonds sur son économie. Non seulement la Chine « a tenu », de manière inattendue, mais elle continue de croître et apparaît comme le seul grand marché émergent solide. Le pays semble avoir défié la logique économique. Pourtant, au même moment, les autorités annoncent une série de grands travaux à financement public, destinés à soutenir artificiellement une croissance perturbée par les conséquences de la crise asiatique : réduction des exportations (conséquence de la compétitivité relancée des autres pays d’Asie sur des marchés tiers, et de l’effondrement des marchés constitués par ses voisins asiatiques eux-mêmes -qui comptaient en 1997 pour plus de 50 % des exportations chinoises et du tarissement des financements étrangers. C’est précisément pour compenser les effets prévus de ce contre-choc décalé de la crise financière asiatique, que les autorités ont lancé en 1998 toute une série de grands travaux d’infrastructure à travers le pays, financés par l’État par le biais d’un déficit budgétaire croissant. Ce retournement politique permet de maintenir la croissance mais est totalement en contradiction avec l’approfondissement prévu des réformes, et va fortement  atténuer l’incitation à la restructuration d’entreprises industrielles publiques qui étaient censées mettre l’accent sur la compétitivité.

Les autorités chinoises, obsédées par le maintien de la croissance se sont mises dans une situation paradoxale qui pourrait se traduire par un choc économique en retard, mais ample. La réalité fondamentale à laquelle renvoie cette obsession de la croissance à court terme, c’est l’enfermement des autorités chinoises dans une logique du « tout-économique », qui ne constitue pas un projet de société.

Jean-Louis Rocca est le seul à réellement analyser en détail les aspects moins directement économiques  de la Chine d’aujourd’hui.  Il rappelle que l’ouverture de la Chine a pour principale conséquence son insertion dans l’économie mondiale et donc, une sensibilisation aux influences extérieures. Les années 1980 marquent l’échec final de deux forces : le totalitarisme et la planification économique. La politique dite des « réformes » va au contraire adopter pour principe une espèce de « laisser-faire la société » afin de permettre une croissance économique forte. Il s’agit donc de s’appuyer sur les dynamiques sociales existantes pour stimuler rapidement productions et échange. Cette politique s’appuie sur trois principes :

  1. le Parti n’a plus d’ambition idéologique. C’est autour de la création et de la répartition des richesses que s’articulent les luttes politiques et non plus autour d’un modèle de société ;
  2. l’Etat a abandonné son rôle de « développeur » . Il se contente de dégager un certain environnement – dérégulation des prix, législation de l’économie privée, etc.- propice à la croissance économique ;
  3. un accroissement considérable des marges de manœuvre est accordé  aux dynamiques sociales.

L’auteur constate que ce  ne sont ni les individus, ni les initiatives privées qui ont tiré parti de la nouvelle donne, mais les groupes d’intérêts déjà constitués qui ont su profiter de l’opportunité qui leur était donnée d’asseoir leur contrôle sur les ressources économiques. Il y a aussi un renforcement  de la puissance des réseaux bureaucratiques locaux. D’où des conflits entre communautés pour le contrôle des ressources économiques et du pouvoir politique, entre familles dominantes et familles dominées.  Les cadres ont une forte tendance à « racketter » les ruraux qui sont censés avoir profité des forts taux de croissance de l’économie rurale, d’où les conflits entre bureaucraties et communautés à propos de la répartition des richesses.

Il y a une certaine modernité des mouvements sociaux dans les campagnes (médiatisation, argumentaires). Les leaders sont choisis en fonction de leur origine clanique ou familiale. Et ceux qui ont été efficaces sont souvent réélus. Une nouvelle équipe élue fait souvent une place assez grande aux entrepreneurs du cru et aux familles enrichies, les unes et les autres liées à des cliques bureaucratiques du niveau supérieur. Mais, dans tous les cas, ce qui est au cœur du débat, ce sont les questions économiques. Et là, on ne peut aller  que dans le sens de la politique pékinoise.

Apparemment, la société urbaine a énormément changé. Mais pour des raisons de stabilité politique, le bastion des danwei (unités de travail) n’a pratiquement pas été touché par les réformes. Le travail reste un statut et non un lien contractuel entre un travailleur et une entreprise désirant valoriser son capital. La principale conséquence de ce rapport social est l’apparition d’un lien de dépendance organique entre ouvriers et bureaucrates responsables des entreprises, produisant des relations clientélistes, gage à la fois d’un contrôle efficace sur la classe ouvrière et d’un statut privilégié pour celle-ci.  

En fait, la solution a consisté à contourner la société urbaine et à laisser se développer à ses marges une économie nouvelle autour des catégories du capitalisme comme :

  1. celle d’un capitalisme sauvage, surtout dans les zones côtières, avec aucune législation du travail ni aucun véritable contrôle financier, secteur sous la coupe des cliques bureaucratiques locales ;
  2. celle d’un petit capitalisme souvent familial (ces derniers gardent souvent leur emploi public, renforçant par-là même la marginalisation de la nouvelle économie ;
  3. celle de l’économie rentière qui s’appuie sur des monopoles bureaucratiques de fait, créés de toutes pièces ou par transfert d’actifs des entreprises publiques, celles-ci devenant des coquilles vides dont la seule activité est de verser des salaires.

Bien au contraire, explique l’auteur, le secteur étatique ancien ne produit plus grand-chose et il est devenu dépendant de la redistribution qu’opèrent entreprises nouvelles et autorités locales afin de lui permettre d’assurer la reproduction de son personnel. La plupart des mouvements de protestation ont concerné le petit capitalisme contre le racket bureaucratique et les employés du capitalisme sauvage. Enjeu : la lutte contre les terribles conditions de travail qui y règnent.

De véritables syndicats clandestins apparaissent. Assiste-t-on à l’émergence d’organisations plus proches des sociétés secrètes ? Les ouvriers mettraient en place des réseaux de solidarité et de défense sur les bases de leur origine géographique et non de la prise de conscience d’une situation et d’un intérêt communs. Les rapports entre citadins et pouvoir se fissurant, une nouvelle source de conflits apparaît entre les différents types de chômeurs et les municipalités elles-mêmes placées dans une situation inextricable car propriétaires de la plupart des entreprises publiques, elles sont responsables des licenciements, et représentantes de la puissance publique, elles doivent organiser la vie des chômeurs et des « nouveaux pauvres ».

En conclusion, la Chine est un monde social en mouvement, et une puissance montante sur la scène mondiale, hantée   par la crainte d’une régression, sinon d’une chute, qui rappellerait les temps maudits. La nature des conflits sociaux démontre que la Chine subit à la fois les conséquences de son entrée dans la modernité et les affres de la crise de la modernité. Le Parti communiste chinois, qui a fondé toute sa légitimité sur la réussite économique, est aujourd’hui confronté à ses propres contradictions. L’absence de dialogue politique et social ne permet pas d’envisager une politique plus progressive, à cause de la crainte d’explosion sociale associée au ralentissement d’une dynamique économique qui est devenue, avec la carte nationaliste, le seul garant de la stabilité du pouvoir. La modernisation économique ne suffit pas. Comme l’a dit Jean-François Dufour, la « cinquième modernisation », politique et démocratique, est nécessaire à la Chine. Cet ouvrage collectif  fait un bilan très clair de la situation actuelle.

Catherine Bouchet-Orphelin, Asie21

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