FAITS
Le 8 août, des troupes géorgiennes pénètrent en Ossétie du sud, région séparatiste située au Nord de la République de Géorgie. Appuyées par des bombardements faisant de nombreuses victimes parmi les populations civiles ossètes, elles prennent le contrôle de la capitale régionale, Tskhinvali. Cette éphémère victoire est rapidement contrée par l’intervention russe : en quelques heures, non seulement la Géorgie perd le contrôle fraîchement acquis de la région ossète, mais en plus plusieurs détachements armés russes pénètrent dans le reste du pays, multipliant les destructions d’infrastructures, notamment dans le port de Poti. Malgré le cessez-le-feu mutuel signé au bout de dix jours d’affrontements, la crise perdure sur le plan politique, avec la reconnaissance unilatérale de l’indépendance de l’Ossétie et de l’Abkhazie (autre région séparatiste située à l’Ouest de la Géorgie) par la Russie, le 26 août. Cette reconnaissance est fermement condamnée par de nombreux dirigeants occidentaux.
ENJEUX
État issu de l’éclatement soviétique de 1991, la Géorgie est au carrefour de multiples enjeux, sur lesquels se greffent des ambitions contradictoires. L’ouverture, il y a deux ans, de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, qui permet l’exportation d’une part importante des productions d’hydrocarbures de la Caspienne sans passer par le territoire russe, a fait de la Géorgie un pion essentiel dans la complexe géoéconomie pétrolière de la région. La large façade du pays sur la mer Noire en fait le seul État du Caucase disposant d’une ouverture maritime libre. Enfin, les conditions chaotiques de l’indépendance géorgienne et la corruption généralisée de tous les gouvernements qu’elle a connus depuis ont multiplié les poches de non droit, qui échappent au contrôle du pouvoir central et dans lesquelles se multiplient les trafics les plus divers, déstabilisateurs pour l’ensemble des acteurs régionaux. Ceux-ci doivent par ailleurs compter avec les ambitions concurrentes des États-Unis et de la Russie, qui focalisent depuis plusieurs années leur rivalité sur la région caucasienne. Les États-Unis furent les principaux organisateurs de la soidisant Révolution des Roses qui, en 2003, a porté au pouvoir l’actuel président Saakachvili. Leur soutien ne lui a jamais fait défaut depuis lors, qu’il soit financier, économique, politique ou militaire. Pour la Russie, le maintien de son influence dans le Caucase méridional, désormais indépendant, est la clé de sa capacité à maintenir son contrôle dans le Caucase septentrional, où plusieurs régions connaissent une instabilité certaine : Ingouchie, Daghestan et bien sûr Tchétchénie.
COMMENTAIRES
L’enchaînement des faits qui a mené au déclanchement de la crise était finalement assez prévisible. La Géorgie est dans son bon droit le plus strict lorsqu’elle prétend rétablir sa souveraineté sur les régions séparatistes, en fonction des règles édictées par l’ONU en 1946. De plus en plus discrédité par l’absence de résultats économiques et par la généralisation de la corruption dans le pays, le président Saakachvili a par ailleurs voulu profiter de l’intérêt médiatique polarisé sur l’ouverture des Jeux Olympiques de Pékin, pour rétablir sa situation par de faciles succès militaires. Il est probable qu’il y a été encouragé par certains de ses interlocuteurs américains, à qui ne déplaisait pas totalement la perspective qu’une crise, qui de toutes façons ne pouvait que rester géographiquement limitée, démarre pendant une campagne électorale où le soupçon d’inexpérience diplomatique pèse lourdement sur le candidat démocrate.
La réaction russe était, elle aussi, prévisible. Meurtrie plus qu’on n’en a pris conscience en Occident par le recul géostratégique qu’a constitué l’indépendance des anciennes composantes de l’Union soviétique, la Russie vit très mal l’avancée considérable des intérêts occidentaux au pourtour de son territoire : les États baltes sont désormais membres de l’Union européenne ; l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie, l’Azerbaïdjan, frappent avec insistance à la porte de l’OTAN ; les républiques centrasiatiques courtisent ouvertement les compagnies pétrolières et gazières occidentales… Il est pour le gouvernement russe (et peu importe, en l’occurrence, qui en est le véritable inspirateur entre MM. Medvedev et Poutine) tout simplement inenvisageable d’abandonner les moyens de pression dont il dispose sur les gouvernements, souvent peu assurés, des États voisins. L’Ossétie du Sud et l’Abkhazie font partie pour Moscou de ces moyens de pression. En reconnaissant leur indépendance, la Russie prétend les hisser au rang d’acteurs du droit international, avec lesquels elle pourra nouer des relations sur lesquelles le gouvernement géorgien n’aura pas son mot à dire. Six mois après, la Russie emploie dans la situation géorgienne les mêmes arguments que ceux tenus en février 2008 par les partisans de l’indépendance du Kosovo. La réaction occidentale, enfin, était elle aussi prévisible. Elle a pleinement rappelé, en tous cas, qu’au bal des hypocrites, les dirigeants occidentaux ne feront pas tapisserie. Angela Merkel condamne la précipitation de la déclaration russe, oubliant que son prédécesseur Helmut Kohl fut aussi prompt à reconnaître les indépendances slovène et croate, en 1991, plongeant l’ex- Yougoslavie dans la guerre. Bernard Kouchner s’indigne du non respect de la souveraineté géorgienne, lui qui fit tout, quand il était Administrateur des Nations-Unies au Kosovo, pour détacher celui-ci du giron serbe. George Bush, qui a déployé plus de 150 000 hommes en Irak, regrette que l’armée russe ait pénétré en Géorgie, et craint désormais que ne s’étende un conflit que son administration a lourdement contribué à rendre inéluctable.
La difficulté des différents acteurs à imaginer un scénario de sortie de crise efficace en Géorgie tient avant tout à leurs impératifs actuels, qui se situent ailleurs. Les États-Unis sont suspendus au résultat, incertain, de l’élection présidentielle de novembre 2008, qui aura forcément des répercussions sur leur politique extérieure. La Chine, qui se réveille des trois semaines en mondovision des JO, est partagée entre sa méfiance vis-à-vis de toute indépendance nationale, et son alliance stratégique actuelle avec la Russie. L’Union européenne, tiraillée par ses soucis institutionnels, ne peut faire plus qu’occuper le ministère de la parole. Plus gravement, cette difficulté à concevoir des solutions à la situation géorgienne et plus largement caucasienne révèle la fragilité des principes sur lesquels l’Occident a prétendu reconstruire un ordre international après 1991 : l’intangibilité des frontières, le droit des minorités nationales à accéder à la souveraineté, le modèle de la démocratie élective, la prospérité économique de la mondialisation libérale… Affirmés et répétés à satiété, ces principes n’en ont pas moins été régulièrement bafoués par la plupart des dirigeants occidentaux, notamment américains, depuis lors, lorsque leurs intérêts géostratégiques le commandaient. Il était donc, là aussi, prévisible qu’on les retrouve aujourd’hui utilisés, bien que vidés de l’essentiel de leur sens, par ceux-là mêmes qu’ils étaient censés affaiblir dans leurs ambitions géopolitiques.
Patrick Dombrowsky, Asie21
Extrait de la Lettre confidentielle Asie21-Futuribles n°10 septembre 2008
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