When China Rules the World, Quand le monde sera chinois,
Martin Jacques, The Penguin Press, New York, 2009
La montée en puissance de la Chine est un sujet qui fait vendre. Parmi les innombrables ouvrages publiés en ce moment sur ce pays, la plupart s’intéressent à son « émergence », pour adopter un terme volontiers utilisé par les Chinois eux-mêmes, jusqu’au premier plan de la scène mondiale. Le monde s’interroge. Quelle forme prendra cette émergence ? Pacifique ? Agressive ? Sera-t-elle durable ? Quelles en sont les conséquences sur les puissances installées? Cette émergence suscitera-t-elle des conflits, comme ce fut le cas avec l’Allemagne et le Japon qui bousculèrent la hiérarchie des puissances à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, provoquant les guerres dévastatrices que l’on sait ? Toutes ces questions sont bien sûr légitimes, mais ce n’est pas ce qui intéresse au premier chef Martin Jacques, dans son ouvrage When China rules the world, the end of the western world and the birth of a new global order. Cet ouvrage, publié à l’automne 2009 au Royaume-Uni et aux États-Unis, a été immédiatement traduit en chinois et est paru en Chine dés le mois de janvier 2010. Il a reçu une couverture médiatique importante, suscitant à la fois fierté et interrogations dans les médias et le public chinois.
Si le livre de Martin Jacques a fait tant de bruit en Chine, ce n’est donc pas parce qu’il traite de l’émergence de la Chine, mais parce qu’il se situe dans l’après. Refusant de problématiser cette émergence, Martin Jacques considère celle-ci comme acquise, à tort ou à raison. Le titre du livre, qui est aussi le titre de son dernier chapitre, résume l’ambition de l’auteur qui vise à décrire ce que sera le monde une fois qu’il sera dominé par la Chine : ce qu’il sera économiquement, ce qu’il sera politiquement, et surtout ce qu’il sera culturellement. Bref, ce que sera un monde modelé par la puissance chinoise.
L’auteur se situe donc dans le futur et prétend décrire ce que sera le monde quand la Chine sera la puissance dominante de l’humanité. Et pour cela, d’une manière très chinoise au fond (même s’il s’appuie presque exclusivement sur la littérature anglo-saxonne consacrée à la Chine pour défendre sa thèse) Martin Jacques veut expliquer l’avenir, c’est-à-dire la forme que prendra la domination chinoise, sur la base de ce que fut l’empire chinois jusqu’à sa disparition en 1911. Même s’il prétend tenir compte de la période moderne, il considère, d’une façon qui ressemble là encore à ce que beaucoup de Chinois semblent penser aujourd’hui, que le « siècle des humiliations », pour reprendre la rhétorique chinoise, (du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe siècle), ne fut au fond qu’un « accident de l’histoire » que la Chine a vocation a effacer rapidement et à oublier, je reviendrai en conclusion sur ce point qui me paraît problématique.
La thèse générale de l’ouvrage de Martin Jacques peut se résumer d’une phrase : « La domination chinoise sur le monde diffèrera profondément, dans sa nature même, de la domination occidentale sur le monde. »
Avant de développer le propos du livre, et de décrire ce que sera selon Martin Jacques la domination chinoise sur le monde, il me faut revenir sur un point qui me paraît quelque peu négligé par l’auteur. Quelle est la conception moderne et européenne « classique » des relations internationales à laquelle la conception chinoise s’opposera ? Martin Jacques parle de système « westphalien » des relations internationales présenté comme le système occidental classique des relations internationales, d’une façon quelque peu massive et anhistorique. Or cette conception a une histoire, et s’inscrit dans une tradition que l’on pourrait qualifier (de façon un peu paradoxale) de « moderne ».
En effet, cette conception « westphalienne » des relations internationales est née avec la science politique moderne, qui pour aller très vite, avec Machiavel, puis Hobbes, prétend faire abstraction de la religion et de la culture dans la définition et la description de la motivation de l’action du Prince. Emerge ainsi une politique à vocation rationnelle, ou même scientifique. Machiavel, découvre le continent, la science politique moderne, sur lequel Hobbes bâtira sa doctrine, pour reprendre le mot de Leo Strauss. Le Prince ne doit pas fonder son action sur la volonté de faire descendre la Cité de Dieu sur terre, mais sur ce que Machiavel appelle « la vérité effective de la chose », c’est-à- dire ce que sont les principautés dans la réalité. Ce ne sont pas l’éthique ou le Bien qui doivent motiver l’action du Prince, mais son intérêt seul tout d’abord chez Machiavel, puis l’intérêt de la communauté qu’il dirige une fois que le système occidental des « droits » aura été bâti. Ce que la science politique occidentale a appelé le « moment machiavélien », c’est le moment où l’on assiste aux premières alliances qui paraissent contre-nature et presque sacrilège : François Ier et l’Empire Ottoman contre Charles Quint. Dorénavant, dans les relations interétatiques seuls les intérêts de l’État comptent, et la proximité culturelle ou même religieuse ne comptent pas. Ce système culminera dans ce que l’on appelle donc le système westphalien, dans le cade duquel après de sanglantes et d’interminables guerres de religion, Catholiques et protestants parviendront à s’entendre, et donc à mettre ce qui semble importer le plus, la religion, au second plan. Pour résumer par une phrase bien connue du Général de Gaulle : « les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ». Cette phrase peut être considérée comme cynique mais elle introduit au fond une limite au conflit potentiel entre États. On reconnait que les guerres de religion (qui menacent toujours d’être totales) ne sont pas légitimes, qu’il ne s’agit pas au fond de distinguer les bons et les méchants, que chaque État a vocation à se territorialiser, à tracer des frontières, et chaque souverain est maître chez When China Rules the World, Quand le monde sera chinois, 2 sur 5 soi. C’est la naissance des États-Nations, fondés sur la territorialisation des souverainetés (tracés des frontières reconnues progressivement sur le plan international, égalité formelle au plan international). Dans cette conception les différences culturelles et religieuses sont mises au second plan, et ne sont en aucun cas un casus belli. L’on considère que les pays se comportent tous de la même façon, en suivant leurs intérêts. Les « droits » sont du domaine exclusif de la politique intérieur et non des relations entre États.
Examinant l’histoire de la Chine, Martin Jacques réfute implicitement l’idée selon laquelle les États auraient vocation à se comporter tous de la même façon. Après d’autres, il éclaire l’angle mort de la politique internationale moderne dans sa version classique, héritée de Machiavel et de Hobbes, selon laquelle la culture, les valeurs, ne sont pas pertinentes lorsqu’il s’agit de comprendre l’action des États. Il vise à réintroduire les valeurs, l’éthique, la vision du monde dans la théorie des relations internationales, un peu comme Samuel Huntington l’avait déjà fait par son fameux « choc des civilisations » (qui n’est d’ailleurs curieusement quasiment pas cité par l’auteur). Selon Jacques, les Occidentaux ne sont pas préparés à la forme que prendra l’émergence de la Chine : partant du présupposé que toutes les puissances se comportent de la même façon, les Occidentaux ne sont pas en mesure de comprendre que la puissance chinoise sera très différente de la leur. Martin Jacques met cette incapacité au compte de l’universalisme occidental, alors que l’on pourrait plus sûrement le mettre au compte de cette conception des relations internationales qui visait à l’origine à mettre des limites à la violence politique après les guerres de religion et autres guerre de trente ans qui ont secoué l’Europe aux XVI et XVIIe siècles. Cette conception des relations internationales, bien qu’elle ait été mise à mal par les guerres « éthiques » au XX siècle, et par l’avènement d’un terrorisme mondialisée au XXIe, reste très prégnante lorsqu’il s’agit de décrire l’action des États dans les milieux universitaires ou même journalistiques occidentaux.
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La première divergence de Martin Jacques avec la doxa occidentale à propos de la Chine réside donc logiquement dans la nature même de l’État chinois. La Chine, la République populaire de Chine, est-elle un État-Nation ou autre chose ? Martin Jacques, en se fondant sur l’histoire longue de la Chine, estime que ce pays n’est pas et n’a pas vocation à devenir un État-Nation mais reste et sera de plus en plus un « État-Civilisation ». Il existe peut-être une civilisation occidentale, mais celle-ci n’a jamais réussi à s’incarner dans un État, depuis la chute de Rome au moins. C’était le rêve de tous les grands monarques de l’Europe continentale que de créer une « nouvelle Rome », mais ce rêve a toujours été déçu. La « civilisation » européenne en Europe n’a jamais été portée par une entité politique à la mesure de son extension géographique et de son ampleur historique. Rome, en Europe, c’est le passé. En Chine au contraire l’unité, si elle fut toujours menacée, est restée un objectif, et en fin de compte, peut- être, une réalité (à Taiwan et quelques confettis près aujourd’hui). Tout au long de son histoire, la civilisation chinoise a agrandi sa sphère d’influence, et le pouvoir chinois peut se revendiquer l’héritier du premier empereur Qin. Être un « État-Civilisation » implique un comportement différent de celui des États-Nations. Comme l’écrit Martin Jacques : « La plus grande part de ce qu’est la Chine aujourd’hui – ses relations sociales et ses coutumes, ses manières d’être, son sentiment de supériorité, sa croyance dans l’État, sa recherche d’unité- sont les produits de la civilisation chinoise plutôt que de sa récente incarnation dans un État-Nation. Superficiellement, la Chine peut apparaître comme un État-Nation, mais sa formation géologique est celle d’un État-civilisation. » « Il ne s’agit pas de nier que la Chine a changé profondément depuis la dynastie Qing, mais plutôt d’insister sur le fait que la Chine est marquée par des continuités puissantes, sur le fait que, pour utiliser une analogie scientifique, son ADN reste intact. C’est un pays, en outre qui vit avec son passé dans une plus large mesure que n’importe quel autre : tourmenté par son échec à se moderniser et ou a s’unifier, la Chine possède un passé qui jette une ombre immense sur son présent, au point que les Chinois ont vécu dans un état de regret perpétuel et d’angoisse. Mais, alors que la Chine parvient à surmonter le « siècle de l’humiliation » et conclut avec succès son projet de modernisation de 150 ans, elle recherchera de plus en plus son inspiration, sa substance et des points de comparaison avec le présent dans son passé. Quand elle deviendra à nouveau le centre du monde, elle sera plus à l’aise avec son passé, et aura le sentiment que justice lui aura finalement été rendu, et qu’elle retrouve sa juste position dans le monde. p.418 »
La deuxième « différence » qui caractérisera la Chine selon Martin Jacques est qu’elle sera et est déjà de plus en plus portée à concevoir ses relations avec l’Asie dans les termes du système des États tributaires. Le système tributaire qui organisait les relations entre l’empire du Milieu et les États avoisinants a perduré pendant des millénaires et n’a vraiment disparu qu’à la fin du XIXe siècle. Jacques prétend même que ce système n’a pas complètement disparu au cours du XXe siècle. Le système tributaire était caractérisé par l’énorme inégalité à la fois formelle et réelle qui existait entre la Chine et ses voisins. « Etant donné le fait que l’idée chinoise de sa propre supériorité sur ses voisins reste fermement ancrée, la puissance économique croissante de la Chine, associée à sa population gigantesque pourrait ramener la région à une situation qui ne serait pas dissemblable à ce qu’elle fut dans le passé. » La dissymétrie qui existe entre les pays de la région (à l’exception possible du Japon) est trop grande pour éviter que tous les pays de la région, y compris Taiwan ne s’insère dans le cadre de ce système tributaire. Selon l’auteur ce système tributaire ne sera pas formel, c’est-à-dire que les États de la région ne se seront pas contraints de faire des voyages ritualisés à Pékin pour s’incliner devant l’empereur, mais il est probable que cet ordre sera caractérisé par l’acceptation que l’Asie de l’Est est essentiellement sino-centrée et que l’ascendance sur la région de la Chine sera accepté. En ce sens, il existera un rapport hiérarchique entre les pays de la région qui sera particulièrement stable, comme le système tributaire l’a été pendant l’histoire. When China Rules the World, Quand le monde sera chinois, 3 sur 5 Jacques se demande ensuite si ce système tributaire pourra s’étendre au-delà de l’Asie de l’Est. Il pense que dans les relations de la Chine avec l’Afrique des « échos » du système tributaire pourront se faire entendre, de même qu’avec l’Amérique latine. Il pense ainsi qu’il est profondément erroné de voir un « néo-colonialisme » à l’œuvre dans l’attitude de la Chine en Afrique, et que cela nie l’histoire et la mentalité chinoise. Il faudrait plutôt parler d’un « néo-tributarisme ». La seule partie du monde avec laquelle ce système ne pourrait se mettre en place est l’Occident, même s’il estime que ce système serait envisageable avec des pays tels que l’Australie et la NouvelleZélande. Notons au passage que Jean-Pierre Cabestan critique dans son dernier ouvrage, La Politique internationale de la Chine, l’idée selon laquelle la Chine serait en mesure d’imposer à ses voisins un tel système tributaire. Il voit plutôt pour sa part, sur la base de travaux anglo-saxons, se mettre en place entre la Chine et les pays de l’ASEAN notamment une approche qui rappelle « la diplomatie développée sur une base formelle d’égalité par la dynastie Song avec des voisins continentaux, en général, (mais pas toujours) plus faible qu’elle (p.77).
La troisième « différence » qui définit la forme de la domination chinoise, c’est l’attitude chinoise à l’égard des questions de race et d’ethnicité. Selon l’auteur, les Chinois se conçoivent comme appartenant à une seule race, même si, comme le précise l’auteur, la race « Han » n’existe pas et constitue la fusion de différentes races. L’auteur montre même que le discours moderne sur la « race » Han, même s’il trouve largement sa source dans l’extraordinaire durée de l’histoire chinoise, est contemporain des discours racistes occidentaux à la Gobineau qui à la fin du XIXe siècle visaient à établir une hiérarchie « scientifique » des races. L’auteur prétend en outre qu’il existe en Chine un très fort courant dans l’opinion qui croit dans le polygénisme de l’humanité, théorie selon laquelle l’humanité « chinoise » et le reste de « l’humanité » n’aurait pas d’origine commune. La différence entre la Chine et le reste de l’humanité ne serait pas seulement culturelle mais aussi génétique. Cette idée d’une unicité de la race chinoise forme un contraste absolu, selon l’auteur, avec les conceptions des relations interraciales que se font les autres pays du monde dont la population est importantes, tels que l’Inde, l’Indonésie, le Brésil et les États-Unis qui reconnaissent leur caractère multiracial et multiethnique, et à des degrés divers, célèbrent même cette diversité. Selon l’auteur, « ce point nous donne une clé de compréhension des termes dans lesquels la Chine s’intègrera au reste du monde au XXIe siècle. La Chine rejoint le monde rapidement, mais, fidèle à son histoire, elle restera distante, engoncée dans une vision hiérarchique de l’humanité, son sentiment de supériorité étant fondé sur un mélange d’orgueil racial et culturel (p.422). »
Le quatrième point qui selon Martin Jacques différenciera la superpuissance chinoise de celles, occidentales, qui l’ont précédée est tout simplement sa taille. C’est un argument assez classique de la part des Chinois eux-mêmes : la démocratie à l’occidentale est impraticable à l’échelle d’un continent de la taille de celui de la Chine. Le système démocratique tel qu’il existe en Occident n’a jamais pris pied dans un pays de la taille de la Chine à la seule exception de l’Inde, et le manque de démocratie d’une autre institution qui en taille peut-être comparée à la Chine, l’Union Européenne, ne fait que renforcer l’argument selon lequel la forme démocratique des États-Nations occidentaux ne peut pas s’appliquer à la Chine.
L’introuvable société civile : le cinquième point, qui me semble plus intéressant, qui différencie la Chine des autres entités politiques ayant dominé le monde à l’époque moderne réside dans la nature des relations entre la société et l’État. Selon Martin Jacques, les rapports entre l’État et la société diffèrent fortement en Chine et dans les pays occidentaux. Les gouvernants des pays européens ont dés l’origine du faire face à des contre-pouvoirs. La religion catholique constituée parallèlement et parfois même face à l’État représentait un embryon de société civile susceptible de s’organiser. Je serais tenté d’ajouter pour ma part que l’Eglise constituait aussi une source de légitimité alternative pour d’autres normes et valeurs, à côté de celles défendues par l’État, et parfois incompatibles avec elles.
En Chine rien de tel : selon l’auteur, l’État central n’a jamais eu à y partager le pouvoir avec personne. Une religion ne s’est jamais organisée face à l’État, et les corporations ne se sont jamais organisées en une voix collective susceptible d’obtenir des droits à titre collectif de la part de l’État. En Chine les requêtes adressées à l’État se font à titre d’individuel. Dans le même ordre d’idée, l’État n’était pas responsable devant le peuple, mais devant seulement les préceptes du confucianisme qu’il se devait (à lui-même) d’appliquer. Il existe une exception à cette règle, qui est le moment où les éléments se déchainant, ou encore le moment où les troubles politique se multipliant, le peuple peut légitimement considérer que le mandat du Ciel a été retiré à l’Empereur.
Le sixième point qui différenciera la Chine est la vitesse de sa modernisation. D’une certaine manière la Chine d’aujourd’hui coexiste à la fois dans son passé rural, dans les régions de l’Ouest par exemple, et dans son futur de nation développée en ses grandes villes côtières. La Chine vit d’une façon complexe dans plusieurs temporalités à la fois, contrairement aux nations occidentales pour lesquelles le développement s’est étalé sur une période When China Rules the World, Quand le monde sera chinois, 4 sur 5 beaucoup plus longue, même si les changements ont pu paraître brutaux au XIXe siècle. Le passé rural de la Chine sera encore présent pour longtemps, puisque écrit Martin Jacques, dans 20 ans, il y aura encore 20% de sa population qui vivra à la campagne, ce qui représente une frange de la population beaucoup plus importante ce que connaissent aujourd’hui les nations occidentales. Selon l’auteur, cette présence géographique du passé contribue à renforcer l’importance de ce passé dans la définition de la politique chinoise.
Le septième point qui différenciera la domination chinoise de la domination occidentale réside dans le fait que depuis 1949 la Chine a été soumise à un régime communiste. Le communisme chinois fut bien sûr spécifique et beaucoup plus flexible que son équivalent soviétique, mais le parti communiste chinois laissera néanmoins une empreinte profonde sur la modernité chinoise. Le communisme a, selon l’auteur, joué un rôle crucial dans la défaite des Japonais, et a trouvé la formule qui après quelques 30 ans de tâtonnement a permis à la Chine de renouer avec sa puissance passée. C’est le parti communiste qui par une ironie de l’histoire amusante, a permis à la Chine de renouer avec son passé. Il existe des analogies entre la conception communiste de l’État et le confucianisme (une minorité éclairée, à l’exclusion du reste de la société incarne et recherche le bien commun). On voit à travers certains concepts récents, celui de société harmonieuse par exemple, à quel point le parti communiste a su réinventer et recréer les principes confucéens qui avaient organisés la vie politique chinoise pendant deux millénaires.
Enfin le huitième et dernier point qui différenciera la domination chinoise de la domination occidentale est qu’elle sera le fait d’un pays qui sera à la fois développé et en voie de développement. La transformation de la Chine est celle d’un continent, avec les caractéristiques et les disparités d’un continent, plutôt que celle d’un simple pays. L’auteur estime que pour la première fois un pays accèdera au statut de grande puissance, au statut de vainqueur de la mondialisation après avoir été du côté des perdants (c’est discutable, exemple de l’Allemagne), et cela influencera son attitude en tant que grande puissance. D’une manière plus générale Martin jacques estime même que si le XXe siècle a été modelé par des pays développés, le XXIe le sera par des pays en voie de développement.
À la lumière de ces huit caractéristiques chinoises, il semble clair à l’auteur que la modernité chinoise sera très différente de la modernité occidentale. Pour Martin Jacques les conséquences les plus profondes de ces changements, hors de la Chine elle-même, se manifesteront aux États-Unis qui contrairement aux pays Européens, Grande-Bretagne et France, ne savent pas ce que c’est que de rétrograder d’une situation de grande puissance à celle de puissance intermédiaire ou moyenne.
Selon l’auteur, l’Occident a tort de se focaliser sur la question de la démocratisation de la Chine, cette évolution, dans le contexte actuel est peu probable. Le point le plus préoccupant à propos de la Chine ne réside pas là mais je cite « dans son complexe de supériorité solidement ancré dans son histoire. L’Occident était conquérant et agressif, la domination chinoise sera marquée par son sentiment de supériorité et la mentalité hiérarchique que ce sentiment a engendrée (p.432). »
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En conclusion, le livre de Martin Jacques est un livre très éclairant, touffu, mais non exempt d’ambigüités et parfois même de contradictions assez flagrantes. On ne sait pas à lire Martin Jacques si l’État chinois est, en vertu de certains principes confucéens, responsable de son action devant le peuple ou s’il échappe à cette responsabilité. On ne sait pas non plus comment l’attachement à la démocratie et à l’égalité formelle entre les nations que défend aujourd’hui la Chine selon l’auteur lui-même pourrait être compatible avec une des idées-forces du livre : celle de la hiérarchie « naturelle » du système international à la chinoise entre nation dominante et nations tributaires. Certaines propositions de l’auteur peuvent sembler hasardeuses, telle par exemple l’idée selon laquelle l’émergence de la Chine ne saurait favoriser l’émergence de coalitions contre elle. On voit aujourd’hui dans l’attitude du de l’Inde ou du Japon, et même de certains pays de l’ASEAN, à quel point cette proposition devient de plus en plus difficile à défendre.
Mais le point qui personnellement me laisse le plus perplexe est l’explication, ou plutôt le manque d’explication, donnée par Martin Jacques à la suprématie scientifique, économique, militaire et politique de l’Occident pendant au moins deux siècles. Il existe un courant aujourd’hui au sein des études chinoises auquel il ne me semble pas abusif de rattacher Martin Jacques qui à l’unisson d’une partie importante de l’opinion éclairée chinoise elle-même tend à voir la domination de l’Occident comme une sorte d’accident de l’histoire que l’émergence actuelle de la Chine a pour but éminent d’effacer.
La domination de l’Occident pendant deux siècles deviendrait ainsi non pas la conséquence de facteur culturels lourds, mais d’une sorte d’accident de l’histoire, parfaitement contingent, en l’occurrence l’accès facile à une ressource essentielle dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. C’est le charbon et lui seul qui aurait permis à l’Angleterre d’entrer la première dans ce qu’on appellera ensuite la « révolution industrielle ». C’est la thèse que propose en particulier Kenneth Pomeranz dans un ouvrage qui date de 2000 mais qui vient d’être traduit en français, When China Rules the World, Quand le monde sera chinois, 5 sur 5 intitulé Une Grande divergence, la Chine, L’Europe et la construction de l’économie mondiale, ouvrage qui exerce aujourd’hui une influence déterminante qu’il doit probablement à la montée en puissance de la Chine.
D’un point de vue strictement intellectuel, une telle explication est assez peu satisfaisante, et en contradiction avec la prise en compte des facteurs culturels déterminants dans l’explication de l’émergence actuelle de la Chine, ce qui constitue la démarche de Martin Jacques dans son ouvrage.
« Les révolutions sortent, non d’un accident, mais de la nécessité » écrivait Victor Hugo. Cela est sans doute vrai des bouleversements actuels que connait la Chine, mais ça l’est alors nécessairement aussi de la révolution industrielle qui a bouleversé l’Europe il y a deux siècles.
Emmanuel Dubois, Asie21