L’hindouisme traditionnel et l’interprétation d’Alain Daniélou,
Jean-Louis Gabin, Les Éditions du Cerf , 2010
Voici un livre qui devrait faire quelque bruit. Alain Danielou, quelque temps avant sa disparition, avait confié à Jean-Louis Gabin la mission de regrouper notes manuscrites et articles parus dans diverses revues en vue de publications avec préfaces de présentation. Ce travail fut entrepris et plusieurs parutions eurent lieu, notamment dans la collection « Les Cahiers du Mleccha ».
La connaissance encyclopédique de la culture indienne d’Alain Daniélou n’a jamais été mise en doute et le succès de ses livres semblait la garantie du sérieux de son travail et de son interprétation du monde hindou. Toute interprétation peut donner lieu à discussion ou à controverse sans mettre pour autant en cause l’honnêteté de son auteur. Or, dans le monde de l’indianisme français, l’auteur avait cette particularité de n’avoir pas reçu l’onction du monde mandarinal qui l’a tout simplement ignoré. D’où tenait-il son « autorité » ? Il est surprenant qu’un mleccha (barbare) comme Daniélou ait pu pénétrer de l’intérieur une société hindoue traditionnelle et la faire sienne au point d’adopter totalement son point de vue. Il est vrai qu’il est entré dans cette civilisation hindoue dans des conditions de confort matériel et intellectuel assez exceptionnelles, en rupture avec son passé familial, et qu’il y a trouvé, en un certain sens, une libération et un sentiment de satisfaction totale. Arrivé à Bénarès en 1939 (ou 1938 ?), il parlait et lisait couramment le hindi trois ans plus tard et avait de bonnes notions du sanscrit. Mais son “autorité“ en matière de religion et de civilisation indienne, il la doit à une rencontre avec l’un des plus hauts représentants de l’hindouisme traditionnel et dont il aurait reçu l’initiation, Swâmi Karpâtrî (1905-1982). Ce sage, pratiquement inconnu en France sauf par les écrits de Daniélou, était un homme d’une très vaste culture et le tenant de la “Tradition“ hindoue. Sa parole faisait autorité en matière d’orthodoxie et se réclamer de lui était un label suffisant pour imposer une opinion ou une interprétation. Daniélou, un des rares occidentaux (ou peut-être le seul) à le pratiquer personnellement ne s’en est pas privé et, a priori, à juste titre.
Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes si des aléas de carrière n’avaient conduit Jean-Louis Gabin à effectuer un long séjour à Bénarès où il est entré en contact avec d’anciens compagnons de route de Swâmi Karpâtri et de ses disciples. Une “méprise“ de Daniélou, dans Le Chemin du labyrinthe, est alors découverte : le Swami Karpâtri aurait créé un parti politique opposé au Congrès, le Jana Sang. Faux, ce parti a été créé en 1951 pour être l’aile politique du R.S.S., mouvement paramilitaire fascisant qui avait été interdit à la suite de l’assassinat de Gandhi et Swâmi Karpâtri n’est nullement impliqué dans cette entreprise. Cette “méprise“ laisse une impression d’erreur volontaire puisque qu’elle est reprise dans Histoire de l’Inde en insistant sur le fait que lui, Alain Daniélou, avait participé à la naissance de ce parti.
De la méprise à l’erreur volontaire, puis au mensonge, la distance n’est pas grande. À partir de là, Jean-Louis Gabin se lance dans une véritable enquête comme on oserait en imaginer dans un roman policier, sauf qu’ici il ne s’agit pas d’un roman mais d’une histoire vraie. De l’initiation, reçue par « inadvertance » à la reconstruction d’un hindouisme qui rejoindrait le paganisme polythéiste de l’ancienne Grèce, le procédé suivi par Daniélou est démonté. L’auteur met en lumière demi et contre-vérités qui laissent entendre que « l’interprétation » pourrait quelquefois s’apparenter à de « l’imposture ». Ce qui surprend le plus dans ce réquisitoire, c’est que les contresens historiques ou de doctrine n’aient pas été relevés plus tôt, les succès de librairie dans de nombreuses langues valorisant en quelque sorte l’œuvre. En ce qui concerne les faits historiques (la création du parti politique, le “pavoisement“ de la Bénarès fondamentaliste à la mort de Gandhi) cela est difficilement explicable. Pour ce qui est de l’interprétation de l’hindouisme “traditionnel“, il est plus facile de l’admettre : Daniélou se présentait comme le porte parole ou le traducteur de son gourou, Swâmi Karpâtrî, autorité incontestable, semble-t-il. Or, manifestement, personne d’autre originaire du monde occidental n’avait de relations directes avec ce personnage et, de plus, personne n’a confronté ces traductions avec les textes originaux en hindi et dont certains ne paraissent pas faciles à collationner.
Dans ce domaine, on pourrait retourner les mêmes remarques à Jean-Louis Gabin : les documents de base du gourou ne nous sont pas accessibles et nous n’avons que des fragments avec sa propre traduction. Il semble être allé au-devant de cette objection puisqu’il a préfacé une édition bilingue hindi-anglais de The Linga and the Great Goddessde Swâmi Karpâtrî (Indica Books, Benares, 2009) et une édition en français est prévue aux éditions du Cerf. Le lecteur pourra donc juger sur pièces.
Ce que l’on voudrait retenir de ce livre, c’est le cheminement par lequel un homme talentueux et intelligent a manifestement voulu imposer une vue personnelle de l’hindouisme traditionnel grâce à des arguments d’autorité non-contrôlables ou des traductions biaisées.
Pour ce qui est de l’analyse de la “Tradition“ hindoue selon Swâmi Karpâtrî, nous avouons notre incompétence pour porter un jugement sur une doctrine dont l’auteur subit manifestement la séduction et il nous est difficile de suivre le gourou dans la défense du système des castes d’une société plus idéale ou rêvée que réelle. Ce thème est repris dans une annexe et mériterait certainement de plus amples développements. Une autre annexe, tout aussi intéressante, traite de la pensée traditionnelle et des idéologies modernes en prenant pour base la pensée et les œuvres de René Guénon, avec lequel Daniélou avait amorcé une correspondance. Là non plus, nous ne pouvons prendre position, la discussion n’étant ouverte normalement qu’entre initiés. Ce que nous ne sommes pas.
Roland Bouchet, CIDIF
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