Les mutations d’une violence sans visage – L’instabilité dans les provinces du sud profond de la Thaïlande,
Laurent Amelot, éditions de l’EMS, collection des chercheurs militaires, Paris, octobre 2011
La Thaïlande est confrontée à une instabilité structurelle très localisée mais largement méconnue : une violence séparatiste dans ses provinces du sud profond, majoritairement peuplées de Malais musulmans, issues du démembrement du sultanat de Patani entre le royaume de Siam et la Malaisie britannique.
Après avoir rappelé les racines de cette guerre civile puis ses mutations, l’auteur esquisse quelques perspectives et rappelle qu’au-delà du contexte politique national tendu et des signes d’apaisement de part et d’autre, une véritable solution à court terme semble difficilement envisageable, ce conflit présentant, en particulier, les caractéristiques d’une violence sans réel visage et aux motivations incertaines.
Sommaire
DU SEPARATISME ETHNICO-NATIONALISTE AU MILITANTISME ISLAMISTE : AUX ORIGINES D’UN CONFLIT IDENTITAIRE
Une communauté empreinte de ressentiments en marge de la société thaïlandaise
Une structure militante organisée autour de préceptes révolutionnaires
DU SEPARATISME ETHNICO-NATIONALISTE AU MILITANTISME ISLAMISTE : LES TRANSFORMATIONS D’UN CONFLIT IDENTITAIRE
Les mutations idéologiques d’une violence engagée
L’escalade orchestrée de la violence
INTRODUCTION
Les États d’Asie du Sud-Est, sous leur forme contemporaine, bien souvent construits sous les décombres des empires coloniaux ou sous la pression de ceux-ci, s’organisent autour d’un centre divinisé perçu comme un « royaume du milieu » en quête d’homogénéité1. Caractérisés par une forte multiethnicité et des croyances religieuses diversifiées, ces pays sont confrontés à la résistance de groupes communautaires minoritaires et périphériques qui refusent l’assimilation voulue par le centre. Cette obstruction à la politique gouvernementale provoque parfois des accès de violence politiquement motivés. Les conflits armés qui en découlent sont qualifiés de séparatistes et constituent encore en ce début du XXIe siècle l’une des principales menaces à la sécurité nationale des pays de l’Association des nations du Sud- Est asiatique (ASEAN), en dépit de la croissance économique que connaît cette région depuis plus de trente années, entrecoupée de crises majeures dont les dernières datent de 1997- 1998, puis depuis 2008, et des profondes évolutions du paysage stratégique que sont, notamment, la fin de la guerre froide, même si celle-ci n’a eu que peu d’influence sur la zone, et les conséquences des attentats du 11 septembre 2001, qui ont ouvert la voie à la lutte (guerre ?) mondiale contre le terrorisme international. Cette situation démontre que les États d’Asie du Sud-Est restent relativement fragiles et sont confrontés à un problème de légitimité structurelle2.
Les mouvements séparatistes, élément principal de ce défi de confrontation/opposition, avec les mouvements communistes, hier, et islamistes, aujourd’hui, à l’autorité gouvernementale centrale, ont profondément évolué depuis leur création au tournant des années 1950. De groupes qui bénéficiaient dans le cadre de leur lutte idéologico-identitaire d’un patronage étatique extérieur officiel ou officieux, direct ou indirect, qui encadrait leurs objectifs et leurs motivations et limitait leurs capacités d’action ainsi que leur cadre opérationnel, ils sont devenus, depuis la fin de la guerre froide, des acteurs non-étatiques de la violence armée, structurés en toute autonomie3 comme des systèmes biologiques dynamiques ouverts sur des environnements internes et internationaux mondialisés4 mais qui ne doivent cependant pas être totalement confondus avec les acteurs issus de la mouvance des théories du mouvement social, comme facteur explicatif des mobilisations de masse dans l’action armée non-étatique violente5.
Cette transformation n’est pas sans conséquences pour l’analyse de la motivation et de l’action de ces groupes qui n’hésitent pas à mobiliser un large éventail de leur arsenal pour agir dans une direction qui ne reflète pas nécessairement les objectifs de leur combat inavoué et peut conduire les autorités compétentes au sein de l’appareil d’État à commettre des erreurs dans le diagnostic de la menace et dans les réponses qu’il convient de lui apporter6.
Cette modification des modes opératoires se confond avec une mutation idéologique qui est le résultat d’une forte pression sociale liée à l’évolution d’un environnement mondialisé et radicalisé, où la religion, comme élément central de la manifestation d’une certaine forme d’organisation sociale7, est devenue l’instrument majeur du séparatisme identitaire qui revendique ou bien l’indépendance d’un micro-territoire, ou bien une large autonomie pour celui-ci, voire la reconnaissance, a minima, d’une différence8.
La manifestation sociale, comme instrument politique de la religion, se traduit progressivement en Asie du Sud-Est par une revitalisation de l’islam puis par sa propagation qui va rapidement supplanter la dimension ethnico-nationaliste des résistances identitaires au tournant des années 1990 pour exacerber les rapports centre – périphérie par un approfondissement des tensions ethniques et religieuses, provoquer des fissures intra et interreligieuses qui mettront encore un petit peu plus en danger les fragiles équilibres ethniques et religieux au sein des pays pluriethniques et pluriconfessionnels de cette partie de l’Asie9.
Les mouvements de rébellion armés qui émergent de ces tensions internes ne semblent pas disposés à déposer les armes pour négocier. Ils disposent de soutiens extérieurs de natures diverses puisqu’il s’agit à la fois de partenaires étrangers, qui ne sont pas nécessairement des États, d’une fraction de la communauté des expatriés d’identité commune et de la communauté internationale des pays de la confession à laquelle ils appartiennent. En outre, cette violence s’inscrit bien souvent dans la durée et constitue de ce fait un point de fixation négatif pour la légitimité du gouvernement central et plus globalement de l’État10.
Cette remise en cause de la légitimité de l’État s’articule autour de deux axes interdépendants, le rapport entre le groupe dominant et le groupe dominé et le rapport entre le centre et la périphérie, qui traduisent tous les deux, dans un pays pluriethnique et pluriconfessionnel, toute la difficulté qu’il y a à créer un lien étroit entre l’État et la nation. En effet, la loi du nombre, la préservation du pouvoir et la volonté de subordination, à défaut d’assimilation, contrainte et forcée poussent le groupe minoritaire à s’engager dans la lutte armée. Cette décision s’inscrit dans une logique séparatiste que l’on peut définir comme un processus par lequel un groupe ethnique s’engage dans une politique sécessionniste ou autonomiste dans le but de prendre le contrôle de l’espace territorial sur lequel il réside historiquement par l’emploi de la force motivée et organisée, seul ou en combinaison avec d’autres moyens, ou comme la volonté d’un groupe ethnique de se séparer territorialement du reste de l’État dominé par l’autorité d’un groupe plus important qui l’a, au préalable, absorbé11.
Le séparatisme repose ainsi sur les deux éléments que sont le territoire et l’identité communautaire, il traduit la quête d’une reconnaissance refusée et réclame un droit à la différence et à exister sur un territoire séparé comme un État spécifique qui regroupe une nation qui l’est tout autant12.
Ces revendications illustrent le conflit qui oppose le groupe dominant au groupe dominé sur les valeurs de l’État et sur la subordination du groupe le plus faible au groupe le plus fort. Ces tensions sont la principale entrave à la construction d’une identité nationale acceptable par tous, car définie, en Asie du Sud-Est, à partir des valeurs véhiculées par le groupe dominant, au pouvoir, dont le groupe dominé se sent exclu, car il ne se reconnaît pas dans ces symboles13.
La violence dans les provinces du sud profond14 de la Thaïlande s’intègre parfaitement dans cette dynamique de contestation identitaire de la création d’un État central homogène autour des valeurs véhiculées par le groupe dominant. Il s’agit d’un phénomène récurent qui, cependant, doit être différencié de celui que connaissent ou qu’ont pu connaître les voisins du royaume. La Thaïlande, en effet, contrairement aux autres pays de l’Asie du Sud-Est n’a pas subi de colonisation. Cette donnée revêt une importance majeure, car au regard de la minorité non-thaïe installée dans les provinces du sud profond du royaume, la politique de soumission au centre inverse les relations décolonisés – colonisés15 et s’apparente, après l’intégration territoriale officielle définitive au début du XXe siècle, à une sorte de politique de colonisation interne16.
La population indigène du sud profond de la Thaïlande se distingue du reste du royaume par un sentiment identitaire très spécifique. Il s’agit d’un peuple d’ethnie malaise, de religion musulmane sunnite, qui parle le yawi et possède une culture et une histoire riches et anciennes17. C’est sur la base de ces caractéristiques que ce peuple, situé dans l’extrême sud- est de la Thaïlande, sur la frontière avec la Malaisie, structure son discours et sa politique séparatistes en réaction à la politique, d’une part, d’assimilation du centre et, d’autre part, de peuplement de son territoire par des Thaïs, perçus comme une volonté gouvernementale d’imposer ses valeurs aux populations locales qui craignent pour la sauvegarde de leur identité. Les conséquences qui en résultent sont doubles : frustration et violence séparatiste18.
À cette vision contestatrice de nature ethnico-nationaliste s’est progressivement adossée une dimension islamique avant de se muer en une vision de confrontation/opposition identifiée comme liée aux mouvances radicales islamistes19. Cependant, la situation conflictuelle dans cette région ne lasse pas d’étonner, car certes la violence est présente, mais les acteurs invisibles, leurs motivations obscures et leurs revendications inexistantes.
Dès lors, nous devons nous interroger sur les racines qui ont conduit aux transformations internes de ce conflit identitaire et aux conséquences qui en découlent sur les formes de la violence, sa mutation et son niveau dans les provinces du sud profond de la Thaïlande. Des événements locaux et internationaux les ont motivés aussi bien sur le plan idéologique que sur le plan des modes opératoires.
Pour ce faire, nous nous appuierons sur les travaux de Derriennic20, complétés par ceux de Licklider21, sur la composante identitaire des guerres civiles, puis sur les études de Francart22, complétés par ceux de Makarenko23, notamment sur la typologie, les manifestations et les transformations de la violence. Cela nous permettra de mobiliser ce que Dorronsorro appelle un « répertoire d’actions »24 à partir de « passerelles stratégiques »25 et tactiques qui permettent d’expliquer les mutations idéologiques et opérationnelles de la violence dans les provinces du sud profond de la Thaïlande.
Ainsi, en nous limitant à l’étude, côté séparatiste, de la situation conflictuelle dans les provinces du sud profond de la Thaïlande, nous traiterons dans une première partie, d’une part, des fondements historiques et des particularismes géographico-politiques de ce séparatisme et, d’autre part, de l’organisation politico-opérationnelle des mouvements qui y agissent mais dont les contours de leurs motivations conservent de multiples zones d’ombre. Dans une seconde partie, nous nous attacherons, d’une part, à analyser les transformations idéologiques de ce séparatisme avant d’étudier, d’autre part, les implications opérationnelles qui en découlent et les futurs possibles de ce séparatisme.
1. Michel Gilquin, Les musulmans de Thaïlande, L’Harmattan/Irasec, 2002. 2. Andrew Tan, « Armed Muslim Separatism Rebellion in Southeast Asia: Persistence, Prospects, and Implications », Studies in Conflict and Terrorism, Vol. 23, n° 4, 2000, p. 267. 3. Tamara Makarenko, « A model of terrorist-criminal relations », Jane’s Intelligence Review, August 2003, p. 6-7. 4. William Casebeer, Troy Thomas, « Deterring Violent Non-State Actors in the New Millennium », Strategic Insights, Vol. 1, Issue 10, December 2002, p. 31-32 et «Violent Non-State Actors: Countering Dynamic Systems », Strategic Insights, Vol. III, Issue 3, March 2004, p. 1-4. 5. Jennifer Chandler, « The Explanatory Value of Social Movement Theory », Strategic Insights, Vol. IV, Issue 5, May 2005, p. 4-13.
6. Makarenko, op. cit., p. 6-11. 7. Jonathan Fox, « Is Ethnoreligious Conflict a Contagious Disease? », Studies in Conflict and Terrorism, Vol. 27, 2004, p. 89-90. 8. Tan, op. cit., p. 267-268. 9. Ibid, p. 268 10. Ibid, p. 268-269 et 284. 11. Ibid, p. 269.
12. Ibid, p. 269-270. 13. Ibid, p. 270-271. 14. Cette expression désigne l’extrême sud du pays, le sud de la Thaïlande comprenant également une partie « nord » distincte du « sud profond ». Le « sud profond » revêt des dimensions géographique, politique, culturelle, identitaire. La population qui y réside est appelée yawi, ce qui correspond aussi bien à la langue, à la culture et donc à l’identité. Cette population est bien différente de celle du reste de la Thaïlande, notamment de la partie nord du sud de l’État, puisqu’il s’agit de Malais musulmans (même si des musulmans résident dans d’autres régions du pays, ils ne sont pas de même origine). Dans la suite du document, le «sud profond» sera le plus souvent appelé « sud de la Thaïlande ». 15. Ibid, p. 269-270. 16. Sur ce concept, voir les travaux de Hechter (Internal Colonialism: The Celtic Fringe in British National Development 1536 – 1966, University of California Press, Berkeley, 1975), repris pour étudier les politiques russe, par Gauldner, et chinoise, par Gladney, notamment. Gilquin, op. cit., p. 92. 17. Ibid, p. 75-90. 18.Tan, op. cit., p. 282-283.
19. Ibid, p. 286 20. Jean-Pierre Derriennic, Les guerres civiles, Presses de Sciences Po, 2001, p. 71-110. 21. Roy Licklider, « The consequences of negotiated settlements in civil wars, 19451993 », American Political Science Review, n° 89, September 1995, p. 681-690. 22. Loup Francart, Maîtriser la violence, Economica, 2002, p. 25-54. 23. Makarenko, op. cit., p. 6-11. 24. Expression utilisée lors du débat au cours de la première journée du séminaire «Géopolitiques de Brest» des 31 mai-1er juin 2007 sur le thème « Résistance, guérilla, insurrection ». 25. Marc Hecker, « De Marighella à Ben Laden, Passerelles stratégiques entre guérilleros et djihadistes », Politique étrangère, n° 2, 2006, p. 385-396.