Montée en puissance de la Chine et la logique de la stratégie (La)

la montée en puissance de la chine et la logique de la stratégieEdward N. Luttwak, Paris, Odile Jacob, 2012, 257 pages.

  1. N. Luttwak, un des spécialistes en stratégie et en géopolitique les plus connus dans le monde, travaille notamment au Centre d’études stratégiques et internationales de Washington. Entre 1971 et aujourd’hui, il a écrit 17 ouvrages traitant de la stratégie. Il nous livre aujourd’hui son analyse de la stratégie que la Chine met en œuvre dans le monde et les réactions qu’elle entraîne. L’ouvrage est fondé sur un travail d’enquête commandé en 2010 par le Bureau d‘évaluation du département américain de la défense.

L’actualité de l’ouvrage tient essentiellement au face-à-face Washington-Pékin qui a motivé cette commande. L’analyse qui le fonde fournit une excellente clé de lecture des escarmouches qui en mer de Chine méridionale mettent aux prises différents pays d’Asie du Sud-Est avec la Chine. Spratly, Paracels, Nansha, Xisha, Natuna et autres îlots et hauts fonds sont devenus des noms quasiment familiers bien qu’il faille scruter la carte avec une loupe pour les trouver dans l’immensité de cette mer périlleuse.

I – Un comportement stratégique contre-productif

Depuis la crise de 2008, le comportement agressif de la Chine a renforcé au dehors les réactions que l’ampleur de son développement avait provoquées. Des controverses territoriales dormantes ont été ranimées, notamment en mer de Chine méridionale. Cette attitude contraire au slogan de l’ascension pacifique a surpris. Luttwak en analyse les fondements.

Selon lui, les dirigeants chinois seraient victimes de l’illusion suivante : « des dimensions planétaires, une croissance économique très forte et une augmentation rapide de la puissance militaire peuvent coexister et perdurer » sans voir que cette concomitance suscite des réactions hostiles à l’extérieur. Il attribue cette illusion à trois facteurs formant système : l’autisme des grandes puissances, la conviction que les recettes stratégiques perpétuées par la tradition sont toujours efficaces et des relations inégalitaires avec l’étranger – lointain héritage du régime des tributaires.

L’autisme des dirigeants chinois serait plus profond qu’ailleurs : l’absence de contre-pouvoirs, l’évolution accélérée du pays le plus peuplé du monde qui contraint ses dirigeants, obnubilés par tout ce qui touche à la stabilité du régime et dont l’insécurité intrinsèque tient à l’absence de légitimité démocratique, à une surveillance permanente et minutieuse d’une situation intérieure fragile. De ce fait, la réalité complexe de la politique étrangère souffre à la fois d’un manque d’attention, de l’emploi de représentations schématiques, déformées pour cadrer avec des catégories et des perspectives préétablies en interne. Ainsi se forme la scène où l’action utilise avec une foi aveugle des recettes stratégiques traditionnelles.

Cette foi inébranlable dans la sagesse stratégiquetransmise par les anciens textes (l’Art de la guerre, l’Art de gouverner) s’ajoute aux obstacles de nature psychologiquepour renforcer la croyance que la Chine saura toujours manœuvrer se adversaires. Cette confiance qui confine à l’idéologie n’a pas été entamée par ce que l’on sait de l’histoire du pays, plusieurs fois soumis par des envahisseurs pourtant peu nombreux et assez primitifs. Sans doute valable dans des guerres intra culturelles, ces recettes d’une pensée stratégique formée dans l’isolement, consacrées par leur antiquité et rédigées à la façon d’aphorismes tombées de la bouche d’un oracle, impressionnent par leur énoncé péremptoire, autoritaire, fermé et intemporel. Elles n’en perdent pas moins une grande partie de leur pertinence dans des conflits interculturels, où les protagonistes n’ont rien en commun. Cette confiance n’a pas été entamée par ce que l’on sait de l’histoire du pays, plusieurs fois soumis par des envahisseurs pourtant peu nombreux et assez primitifs. H. Kissinger, grand admirateur de Mao, avait raison de s’extasier devant l’usage contemporain des principes anciens, mais n’avait pas remarqué qu’il s’agissait-là d’une erreur stratégique induite par des principes périmés. La réputation de subtile compétence stratégique des Han semble être en effet ancrée dans l’esprit des Occidentaux, alors que l’histoire prouve le contraire : ils ont été battus, non seulement par les Mandchous et les Mongols, mais aussi par les Jin et les Khitan, tous aujourd’hui oubliés, et ont vécus sous leur domination pendant plus de temps qu’eux mêmes ont régné sur l’empire ou subissant à une autre époque l’ascendant du clan turcophone des Ashina. Les subterfuges des Han, grands lecteurs de Sun Tzu, se sont révélés très inférieurs à la diplomatie visionnaire des seigneurs des steppe d’Asie centrale, dans la mesure où ils devaient s’allier avec ou contre des empires même très éloignés. Malgré ces évidences historiques, les illusions persistent.

Par ailleurs, des siècles derelations inégalitaires avec les autres nations, tributaires effectifs ou potentiels, ont laissé des traces dans la mentalité des dirigeants, avec leurs corollaires : la préférence exclusive pour le bilatéralisme, seul modèle culturel dont la Chine dispose pour ses relations extérieures, et la manipulation des barbares[1] avec ses outils : la corruption (ou sa forme subtile de dépendance économique induite) et l’endoctrinement (pour faire adhérer au système confucéen de valeurs et aux normes collectives de comportement des Han). Réactivé par une gigantesque trésorerie, il en résulte un sentiment de supériorité qui renforce le syndrome de l’autisme et, sous l’influence des militaires, inspire une conduite à poigne. Fondée sur une sous-estimation de la résistance, nourrie par le ressentiment nationaliste des élites et du peuple contre les nations qui ont soumis les Han au XIXe siècle cette conduite encourage les politiques expansionnistes de certaines institutions étatiques chinoises qui jouent leur jeu, notamment en mer[2].

Deux illustrations de la contre-productivité stratégique des dirigeants chinois

Le premier exemple, du ressort de la schizophrénie politique est récent (et répété depuis) celui de l’incident des îles Senkaku (pour les Japonais mais Diaoyutai pour les Chinois) du 7 septembre 2010[3]. Peu après les déclarations enflammées du ministère chinois des Affaires étrangères, les troubles antijaponais, l’embargo sur l’exportation de terres rares, etc., un communiqué du même ministère rappelait l’importance des relations économiques sino-japonaises, appelant la population à cesser ses manifestations et invitant les Japonais à continuer d’investir en Chine… Les Japonais ont pris différemment la mesure de l’événement en modifiant leur appréciation à long terme des relations avec la Chine, renversant la ligne politique d’un réalignement simultané sur Pékin et Washington qui venait d’être amorcée.

Le second exemple illustre la tendance à croire qu’il suffit de provoquer une crise pour amener à des négociations qui régleraient les querelles en suspens. C’est ainsi que, à propos du litige ancien sur terre cette fois, et toujours pendant, avec l’Inde au sujet de l’Arunachal Pradesh (Zangnan ou Sud-Tibet pour les Chinois), Pékin avait refusé, au motif qu’étant « Chinois », il n’en avait nul besoin, d’accorder un visa à un jeune Indien natif de cet État faisant partie d’un groupe de 700 de ses semblables devant se rendre en stage en Chine. Au lieu de négocier, l’Inde a retiré les 700 demandes de visa, annulé le voyage et s’est rapproché des États-Unis.

Cette conduite erronée se répète aujourd’hui dans les tentatives pour se servir d’incidents maritimes afin de faire avancer les revendications chinoises sur les étendues marines qui entourent les îles Paracel, Spratly et Zhongsha, également revendiquées par la Malaisie, les Philippines et le Vietnam. L’objectif de Pékin n’est pas d’engager une escalade vers la guerre, mais de créer une situation de crise censée forcer l’autre camp à se pencher sur le problème afin de le résoudre en menant des négociations « sérieuses », c’est à dire bilatérales et déclenchées au moment où la Chine s’estime en position de force. La réalité, c’est qu’en provoquant une crise, Pékin alarme et mobilise les élites et les masses dans le camp adverse tout en donnant du prix à l’objet du litige, ce qui n’est pas favorable aux nécessaires concessions. Quant à provoquer les États-Unis, directement ou via leurs alliés que sont les Philippine ou plus récemment, le Vietnam, ce serait une erreur grossière selon l’auteur. Bien qu’affaiblis par une crise économique grave et malgré la réduction de leurs dépense militaires, les Américains ne sont pas pragmatiques et commerçants avant tout, ils sont belliqueux. La foi qu’ont les Chinois dans l’art de gouverner en manœuvrant les autres comme à l’époque des Royaumes combattants afin d’obtenir beaucoup en usant de peu de violence, s’est illustrée récemment lorsqu’au lieu de répondre aux saluts d’un navire de l’US Navy selon les usages en mer, des vaisseaux de guerre chinois ont branché leurs radars de contrôle. Un comportement à risque, une action hostile symbolique pouvant s’attirer une réponse beaucoup plus violente par suite d’une interprétation erronée ou par volonté de donner une leçon. Cette confiance dans l’efficacité de la « tromperie stratégique » des dirigeants chinois est renforcée par le sentiment de supériorité que s’attribuent les Han, les autres ne pouvant qu’être, malgré leur force, naïfs et facile à manipuler. Le vice-Premier ministre Wang Qishan ne disait-il pas assez cyniquement à Washington lors d’un débat télévisé, le 11 mai 2011, alors qu’il s’y trouvait comme chef de la délégation chinoise à l’occasion d’un comité de coopération économiques avec les États-Unis : « il n’est pas aisé de connaître la Chine, car c’est une civilisation fort ancienne, [tandis que] les Américains sont danchun [candides] » ?

Les Chinois ne peuvent en effet imaginer à quel point les Américains sont idéologiquement attachés au principe du « libre-échange » (à ce titre, ils ont contribué à la montée en puissance de la Chine : ouverture unilatérale aux importations chinoises, promotion de l’entrée de la Chine à l’OMC…). Projetant leur propre stratégie, des Chinois hostiles aux États-Unis soupçonnent ceux-ci d’encourager l’économie chinoise à se mondialiser pour que, dépendant davantage des importations d’hydrocarbures et de matières premières, leur pays devienne vulnérable à un blocus de sa flotte commerciale. D’autres pensent que les importations chinoises à bas prix permettent au gouvernement américain de soumettre sa classe ouvrière en attendant de se tourner contre la Chine. Ce qui expliquerait pourquoi la phase trompeusement bienveillante durerait depuis aussi longtemps. Ces interprétations font sens même chez les Chinois dépourvus d’hostilité à l’égard des États-Unis.

La rapidité de la croissance chinoise suscite l’hostilité un peu partout dans le monde.Tout se passe comme si la Chine ne la percevait pas, ce qui l’empêche d’adopter la retenue qu’une stratégie réaliste pourrait lui suggérer. L’observation attentive des pays inquiets de la montée en puissance de la Chine montre où et comment la résistance pourrait s’organiser au cours des années à venir. Malgré l’absence, pour le moment, de politique explicitement anti-chinoise et de coordination inter-étatique, certains faits commencent à dessiner une concertation à venir : des accords notamment en matière militaire ou de mise en commun du renseignement ont mis en relation au cas par cas l’Inde, le Japon, le Vietnam, l’Australie et les États-Unis. Les réactions qui se manifestent à l’égard de la Chine depuis 2008 reflètent une perception de sa puissance plutôt qu’une appréciation de sa conduite. Mais la puissance de la Chine est un paramètre qui ne changera pas et dont la perception porte sur l’avenir, contrairement à la variable qu’est sa conduite, qui est jugée rétrospectivement. Une tendance montante amène à une projection dans l’avenir, anticipée et magnifiée, ce qui conduit à négliger les facteurs contraires et les perturbations possibles. Comme le dit Luttwak, la vague future est plus impressionnante que l’eau dormante actuelle. La crainte de la Chine est donc bâtie sur une « réalité amplifiée ». Tandis que ses voisins chercheront à protéger leur indépendance par des moyens géoéconomiques diversifiés, la possession de l’arme atomique empêche la Chine de recourir à la force. Elle se contentera de mener des actions militaires à petite échelle ou des provocations navales. Néanmoins, les autorités chinoises croient qu’elles peuvent tirer profit d’un accroissement de leurs capacités militaires, à la fois comme moyen de prestige et instrument d’intimidation ou, au moins, de réduction de la position dominante des États-Unis. Vu les coûts que représenterait une résistance à l’ascension de la Chine, l’acceptation d’une subordination au moins tacite a ses partisans dans certains pays voisins, notamment en Corée et même, bien que dans une bien moindre mesure, au Japon. Cependant, une politique d’accommodement conduisant à l’hégémonie chinoise a peu de chance de prévaloir sur une politique de résistance à ce qui apparaît de plus en plus comme un comportement de prédateur peu soucieux de respecter des règles internationale, notamment en refusant la règle de réciprocité. Une étude multinationale d’opinion compare les réponses fournies en 2005 et en 2011. En six ans, la vision négative du rôle économique de la Chine s’est développée partout dans le monde, passant, par exemple, de 31 à 55 % en France, pays où l’écart est le plus important, tandis que les pratiques commerciales étaient jugées déloyales par 58 % des Sud-Coréens et 70 % des Japonais. La rapidité du changement d’opinion répond à celle de l’évolution de la place prise par la Chine dans l’économie mondiale.

L’émergence de la Chine comme puissance militaire suscite, selon la même étude, des réactions encore plus vives. Les opinions négatives s’élèvent à 88% au Japon et en Allemagne, 81 % en Italie, 79 % aux États-Unis, 76 % en Australie et en Corée du Sud, 69 % en Russie, 63 % aux Philippines… (mais le Pakistan exprime 61 % d’opinions positives à l’égard de son alliée potentielle vis-à-vis de l’Inde). Au regard de l’augmentation rapide de ses dépenses militaires, l’autisme dans lequel la Chine est enfermée l’empêche de voir que ce qu’elle considère comme « raisonnable et adaptée » apparaît au contraire comme dangereuse au plan international. La comparaison avec la montée de l’Allemagne d’avant 1914 qui a conduit au rapprochement de l’Angleterre, de la France et de la Russie et à l’issue que l’on sait est pertinente. Elle permet d’avancer des conclusions prospectives concernant la Chine, bien que la sortie par une guerre mondiale, si l’on voulait pousser la comparaison, soit très hypothétique. Alors quelle meilleure stratégie la Chine pourrait-elle adopter ? Une diplomatie douce et souple, sans arrogance, capable de faire des concessions, accompagnant un ralentissement effectif de sa croissance militaire supposerait que les chefs de l’armée y consentent. Y parvenir supposerait à son tour un bouleversement politique : soit l’avènement d’une démocratie appuyée sur un consensus antimilitariste, soit à l’inverse, un durcissement stalinien du Parti pratiquant une terreur appuyée sur la police secrète et non sur l’armée…

En l’absence de dirigeants politiques dotés d’une perspicacité et d’un courage proprement surhumains, la Chine se trouve donc dans l’incapacité de modifier l’attitude adoptée depuis 2008. L’échec est surdéterminé tant il est évident aux yeux des Chinois qu’il serait anormal voire impensable qu’une puissance telle que la leur s’abaisse à adopter une diplomatie humble, qu’elle réduise ses dépenses militaires – puisque la croissance économique le permet, que l’armée accepte sa propre réduction et que, plus généralement, l’opinion publique chinoise soutienne une renonciation unilatérale à la puissance militaire[4], après l’humiliation subie autrefois à cause de l’impuissance du pays.

II – Où et comment la résistance pourrait s’organiser

L’observation attentive des pays inquiets de la montée en puissance de la Chine montre où et comment la résistance pourrait s’organiser au cours des années à venir.

L’Australie conserve le caractère belliqueux des Anglo-Saxons : un pays qui, outre lesdeux guerres mondiales, a envoyé depuis 1945, des troupes partout où l’on se battait (Corée, Vietnam, Somalie, Timor-Oriental, Afghanistan, Irak…). Pékin a dénoncé le caractère alarmiste et incendiaire du Defending Australia in the Asia-Pacific Century Force 2030 Defence White Paper 2009, rédigé en 2008. Un texte pourtant équilibré, encourageant les Chinois à la modération en termes très mesurés, mais posant sans détour la question essentielle : « quel est l’objectif à long terme auquel obéissent les plans de développement militaire chinois, en particulier puisque la modernisation semble aller au-delà de ce qu’exigerait un conflit à propos de Taiwan ? » Depuis, l’Australie a agit en investissant dans ses capacités militaire à long rayon d’action et en s’efforçant de nouer une coalition pour instaurer un système collectif de sécurité en Asie de l’Est et dans le Pacifique-Ouest sans laisser cette tâche aux Américains (sans douter de leurs bonnes intentions ni délaisser l’alliance avec Washington, l’Australie n’a plus foi dans leurs compétences). Les pays concernés sont le Vietnam, la Malaisie, l’Indonésie, Singapour, le Japon, sans parler de la Nouvelle-Zélande et du Royaume-Uni. Le multilatéralisme australien est d’autant mieux accepté qu’il vient en contrepoint du bilatéralisme chinois.

Le Japon a mené au cours de ces dernières années une politique étrangère extraordinairement labile avec les États-Unis et la Chine. Depuis 2008, l’idée que les premiers étaient en déclin alors que la seconde offrait une ouverture économique sans précédent est à l’origine d’un clivage entre, d’une part, le cercle des affaires et le Parti démocratique du Japon, PDJ, favorables à un rapprochement avec la Chine et, de l’autre, les ministères de la défense et des affaires étrangères, pour qui « la Chine est la principale menace pour la sécurité du Japon ». Un début de rapprochement entre armées des deux pays, en mars 2009, tenant plus de la politique-spectacle que d’un accord sincère, a vécu à la suite de multiples provocations, dont l’incident de pêche des îles Senkaku, déjà cité. Les très vives réactions chinoises anti-japonaises ont eu un profond retentissement au Japon, ce qui a eu pour effet de mettre en sourdine l’hostilité de l’opinion au stationnement des Marines à Okinawa. Les velléités de rapprochement du PDJ avec Pékin devenaient insoutenables, tandis que le renforcement de l’alliance avec les États-Unis revenait au premier plan et que progressait l’idée d’un cadre de sécurité collective, en phase avec l’Australie. L’épisode dramatique du tsunami de 2011 s’est révélé très favorable à l’aura de l’armée japonaise, admirée pour son efficacité, sa compassion et son héroïsme, ouvrant l’opinion publique à la possibilité d’une augmentation du budget militaire, notamment pour l’acquisition d’un porte-avions, question restée tabou depuis 1945, mais remise en jeu par les déclarations du ministre chinois de la défense selon lesquelles il fallait que la Chine s’en dote « étant la seule des grandes puissances à n’en pas avoir », sous-entendant que le Japon n’en était plus une. Dans le même sens, l’arrivée très rapide des secours américains lors de l’accident de Fukushima a démontré, outre l’amitié américaine, l’utilité des porte-avions, seuls, avec leurs hélicoptères à pouvoir se substituer aux aéroports civils devenus inutilisables. La défiance d’une Chine trop puissante devrait empêcher le Japon de revendiquer autrement que symboliquement les îles Kouriles, les « Territoires du Nord », car la Russie et ses alliés d’Asie centrale et en sa capacité de grand pourvoyeur de la Chine en hydrocarbures constituerait un pan majeur d’une super-coalition anti-chinoise en complément de celle formée avec les États-Unis, l’Australie et les pays d’Asie du Sud-Est.

Le Vietnam, vainqueur des Américains en 1975, est historiquement un pays qui, malgré la similitude des régimes politiques, nourrit une hostilité latente à l’égard de la Chine. L’identité nationale de Vietnamiens s’est forgée au long des siècles à travers la résistance aux invasions chinoises. Leurs dirigeants ont su résister à la puissance militaire chinoise en février 1979 sans se retirer du Cambodge, envahi avec l’aide soviétique pour chasser les Khmers rouges du pouvoir. Le rapprochement entre partis frères au lendemain de la chute du Mur de Berlin n’a pas résisté aux négociations sur la délimitation des frontières maritimes, les îles ayant été prises de force par les Chinois au motif qu’elles relevaient du gouvernement sud-vietnamien. Appuyés sur leur position à la tête de l’ASEAN en 2010, les Vietnamiens ont « internationnalisé » les litiges maritimes en formant un forum de négociation multi-pays en vue de forcer Pékin à négocier dans un cadre multilatéral. Avec l’aide australienne, la diplomatie vietnamienne a réussi à faire sortir les États-Unis de leur neutralité, la Secrétaire d’Etat Hillary Clinton déclarant à Hanoi en juillet 2010, que « les revendications légitimes en matière d’espace maritime en mer de Chine méridionale devait uniquement reposer sur des revendications légitimes sur terre », attirant une réponse furieuse du ministre chinois des Affaires étrangères selon qui toute la zone concernée était un territoire chinois souverain, partie de la province de Hainan : « tout cela est à nous, il n’y a rien à discuter ». La délégation chinoise à la réunion suivante de l’ASEAN en décembre 2010 en Indonésie a cependant accepté de « définir un code de conduite multilatéral », un procédé dilatoire sans suite à ce jour[5]. Dicté par ce que Luttwak appelle avec constance « la logique de la stratégie », qui selon lui, prévaut sur toute autre logique, il en est résulté un rapprochement vietnamo-américain en dépit du fait que le Vietnam soit dirigé par un régime communiste.

La Corée du Sud, en parfait contraste avec l’attitude des Vietnamiens, mêle un respect culturel profond à l’égard de la Chine à un ressentiment de ses élites vis-à-vis des Américains. Ce qui n’empêche pas certains Coréens, parmi la jeunesse, d’éprouver un sentiment d’humiliation au regard de ce qu’ils considèrent comme de la servilité de la part de leurs dirigeants, les conduisant à réagir parfois vivement contre les Américains. Les Coréens sont d’ailleurs généralement enclins à estimer que la Chine deviendra le partenaire commercial majeur de leur pays, devant les États-Unis, condamnés à décliner. Plus que toute autre nationalité, les Coréens trouvent de bons emplois dans les grandes villes chinoises dans tous le domaines d’expertise. Cet arrière-plan psychologique explique sans doute la répugnance de Séoul à répliquer aux provocations nord-coréennes pour ne pas déplaire à Pékin (cf. en 2010, la corvette Chéonan envoyée par le fond et le bombardement de l’île de Yeongyeong), d’autant que selon les termes d’un accord américano-coréen de 2007, la riposte aux éventuelles agressions à grande échelle du Nord relève des États-Unis. Les relations avec la Chine, support de la Corée du Nord, comptent en premier. Cette situation fait des Coréens les vassaux des États-Unis pour la dissuasion d’une guerre généralisée et de la Chine pour les attaques ponctuelles. On ne peut être irrespectueux à l’égard de celui qui tient en laisse le chien capable de mordre. Est-ce en contrepartie que la Corée polémique avec le Japon (revendication sur l’île japonaise de Tsushima-Daema-do, femmes de confort…), un pays qui, aujourd’hui ne représente aucun danger et partenaire comme elle de l’alliance avec les États-Unis ?

La Mongolie est le pendant du Vietnam vis-à-vis de la Chine, l’exact opposé de la Corée du Sud. La Chine, à partir de 1911, avait rejeté les déclarations d’indépendance de la Mongolie au prétexte que la dynastie mandchoue des Qing avait régné sur les terres han et mongoles, comme si, comme le dit Luttwak, parce qu’ayant eu le même colonisateur, le Sri Lanka revendiquait l’Inde. Pékin a fini par renoncer à ses revendications par le traité frontalier de 1962. Entre temps, la République populaire de Mongolie a fait partie des satellites de Moscou à l’époque de l’URSS. Pays que sa faible démographie rend vulnérable (2,5 millions d’habitants, utilisant langue russe et cyrillique) tandis que près de 4,5 millions de Mongols vivent, soit dans les provinces chinoises de Mongolie intérieure, du Xinjiang et près d’un demi-million dans la république de Bouriatie au sein de la Fédération de Russie.

Le pays est pris en tenaille entre la Russie et la Chine et s’efforcent de répondre aux sollicitations des pays « tiers » : les États-Unis et le Japon. Ce dernier fondait de grandes espérances dans une coopération tout azimut, mais la base étroite de l’économie mongole encore restreinte par la place envahissante des Russes, des Chinois et… des Coréens, s’y est opposée. Ceux-ci, malgré leur activisme, sont cependant incapables d’aider la Mongolie à sortir de son impasse stratégique. Dans un monde divisé entre Chine et anti-Chine, la Mongolie jouirait au mieux de l’autonomie réservée à un État-tampon, au pire d’un condominium gouverné par des fantoches si la Russie devait pencher du côté de la Chine. Dans le cas contraire, elle deviendrait un avant-poste indispensable pour préserver la Sibérie orientale d’une mainmise chinoise. Elle tirerait en outre bénéfice de ses bonnes relations avec les États-Unis, le Japon et le reste de la coalition.

L’Indonésie, qui a toujours revendiqué la primauté régionale au titre de sa démographie et de son étendue territoriale et maritime, s’est longtemps sentie protégée par la distance des revendications maritimes chinoises, tout en percevant depuis 1949 la Chine communiste comme la « menace principale », notamment du fait de l’existence d’un parti communiste important sur son sol, le PKI. Ceci jusqu’au contrecoup d’État anti-PKI et les massacres de 1965. Depuis lors, l’hostilité caractérise les relations sino-indonésiennes. Toute trace chinoise a été proscrite tandis que l’agitation religieuse augmentant, la pression sociale exercée sur les Chinois résidant en Indonésie s’est intensifiée du fait qu’ils ne sont pas musulmans. Larevendication, en 1993, des eaux situées à l’est et au nord-est de îles indonésiennes Natuna sur la base de la « ligne en neuf traits » a surpris les Indonésiens d’autant plus que, contre toute logique, la dispute est contre-productive de part et d’autre pour l’exploration pétrolière qu’elle freine ou empêche. L’Indonésie considère qu’il n’y a pas de question à discuter. Pendant un certain temps la Chine n’a rien fait pour avancer ou retirer ses revendications, l’Indonésie faisant partie des non-alignés et donc peu favorable à la présence américaine, Washington étant par ailleurs portés à sanctionner Jakarta en raison des atteintes aux droits de l’homme et de la répression au Timor-Oriental. Ce contexte s’est modifié du tout au tout avec les actes d’appropriation commis par la Chine en 1998 et 1999 dans les Spratly à l’encontre du Vietnam et des Philippines, et lorsqu’en janvier 2005, les opérations de secours menées par l’US Navy lors de l’épisode dramatique du tsunami au nord de Sumatra, qui ont littéralement retourné l’opinion indonésienne. Le réchauffement des relations avec les États-Unis s’est traduit par la fin des restrictions imposées aux ventes d’armes à l’armée indonésienne et la reprise, en juillet 2010, de l’assistance au Kopassus, l’équivalent du Commandement des opérations spéciales américain, impliqué dans les opérations de répression. Entre temps, l’Australie avait contracté avec l’Indonésie une alliance de sécurité en 2006, marquant une distinction entre les deux parties contractante, d’un côté, et la Chine de l’autre. Or la Chine, à défaut d’inverser cet alignement, aurait pu l’atténuer en revenant avec tact sur ses revendications maximales. Bien au contraire, la marine indonésienne ayant, en juin 2009, retenu 75 pêcheurs chinois et leurs bateaux pris en défaut au large des Natuna, Pékin a réagi très violemment en faisant référence aux « eaux qui entourent les îles Nansha de Chine » (Nansha : nom chinois des Spratly). Sans renoncer pour autant au partenariat avec Pékin, Jakarta renforce la coopération de sa marine avec son homologue américaine, notamment dans le cadre du programme Cooperation Afloat Readiness and Training, rassemblant Brunei, la Malaisie, les Philippines, Singapour et la Thaïlande, le tout formant une flottille non négligeable. Compte tenu de ses liens formels et structurés avec l’Australie, laquelle jouit de l’alliance la plus étroite avec les États-Unis, l’Indonésie n’a pas besoin d’accord formel pour signifier sa participation à la coalition qui se fait jour contre la Chine. En outre, sa position qui enjambe les voies maritimes de la Chine vers l’ouest, en lui offrant des possibilités d’exercer des pressions sur Pékin, est stratégique. Manifestant son autisme en matière de stratégie internationale, la Chine n’a finalement obtenu aucun bénéfice d’une politique devenue agressive en matière de revendication maritime.

Les Philippines, prolongement des États-Unis du point de vue chinois, a pourtant mis en 1991 un terme aux deux grandes bases américaines de Subic Bay et de Clark, soutien jusqu’à cette date de tout le dispositif militaire des États-Unis dans le Pacifique-Ouest. Bien que le traité de défense mutuelle n’ait pas été abrogé pour autant, le départ des forces américaines a ouvert les Philippines à l’influence chinoise comme jamais auparavant, bénéficiant dans le pays d’une présence historique de Chinois ou de leurs descendants. Malgré leurs liens avec Taiwan, les Philippines avaient reconnu la république populaire de Chineen juin 1974, quatre ans avant les Américains. Au total, Pékin était en bonne position pour supplanter Washington et devenir la puissance protectrice des Philippines. Depuis 1991, les relations entre les deux pays ont évolué positivement sur le plan économique (en faveur de Manille grâce aux exportations de matières premières et sans que les relations avec Taipei n’en souffre). Elles se sont singulièrement refroidies sur le plan politique lorsque la Chine a accentué ses revendications sur des parties toujours plus importantes de la mer de Chine méridionale. Cette conduite menaçante de la Chine a conduit la diplomatie philippine en avril 2011, à saisir le prétexte de deux notes de Pékin datées de mai 1990 et adressées, l’une au Vietnam, l’autre à la Malaisie, faisant référence aux « boucliers continentaux étendus » en mer de chine méridionale et à « d’autres eaux concernées ainsi qu’aux fonds marins et aux sous-sols associés » comme indiqué sur la carte à neuf points de la Chine. La Mission philippine auprès des Nations unies « s’est sentie tenue d’exprimer respectueusement ses vues » dans une note verbale qui souligne que le groupe des îles Kalayaan (les Spratly) revendiquées par la Chine fait partie des Philippines et que les eaux adjacentes sont juridiquement bien définies et que « la revendication [chinoise] exprimée par la carte dite de la ligne des neuf points n’a aucun fondement international ». Il a suffit de quelques jours, délai très court en l’occurrence, pour qu’une note chinoise exprime dans les termes les plus durs possibles, la souveraineté indiscutable de la Chine sur les îles et eaux avoisinantes, que la note du gouvernement philippin « était totalement inacceptable » et que l’occupation illégale par les Philippines d’une partie des îles Nansha chinoises (les Kalayaan-Spratly) constituait une violation de la souveraineté territoriale chinoise. Sans vouloir en venir aux mains, le ton est devenu agressif. Le président philippin, Benigno Aquino III,a appelé les autres prétendants aux îles Spratly que sont Brunei, la Malaisie et le Vietnam à « adopter une position commune contre les actions agressives de la Chine ». Il a ordonné à ses garde-côtes d’assurer la sécurité des navires d’exploitation pétrolière après l’incident de mars 2011 à Reed Bank, près de Palawan où deux navires de guerre chinois repeints en blanc avaient harcelé un vaisseau du ministère philippin de l’énergie. La marine philippine recevait deux mois plus tard de classe Hamilton, « une vedette supportant le gros temps », de la part des Coast Guards américains. Le mot « vedette » est un euphémisme pour qualifier ce navire, le Gregorio del Pilar, de 2 350 tonneaux, d’une autonomie de 14 000 miles, équipé d’un système de défense antimissile Phalanx CIWS et pourvu d’un hangar et d’un pont à hélicoptères. Le Gregorio surclasse ainsi largement les patrouilleurs chinois de 1 000 tonneaux utilisés dans les Spratly. On note que sept mois auparavant, le Secrétaire philippin aux Affaires étrangères Alberto Romulo, déclarait que les Philippines, bien que proche allié des États-Unis, n’avait nul besoin de l’aide américaine pour résoudre leurs litiges territoriauxavec la Chine en mer de Chine méridionale : « cela concerne l’ASEAN et la Chine » et concluait : « Suis-je assez clair ? » Pour autant, même si cette déclaration avait ravi les Chinois, désormais, le gouvernement philippin ne leur plaisait plus. Washington a adopté un ton conciliant, soutenant la recherche commune d’un « code de conduite » entre l’ASEAN et la Chine, sans chercher à s’immiscer dans les négociations. Le 20 mai 2011, deux MIG-29 chinois (2 400 km/h) venaient « secouer » deux appareils philippins, des OV-10 Broncos (450 km/h) patrouillant dans le bassin de Reed Bank. Trois jours après, arrivait à Manille une délégation chinoise conduite par le ministre de la défense, en visite« de bons offices » visant à faire avancer les relations d’amitié Chine-Philippines « et ainsi enrichir et stimuler la coopération stratégique entre les deux pays ». « Subtile » mise en condition pour Pékin ou incohérence ? Toujours est-il que Manille a sollicité des navires de guerre américains pris sur les surplus pour moderniser la capacité de la marine des Philippines à « défendre ses frontières maritimes ». La Chine venait de rejeter un partenaire possible dans les bras des Américains. Stratégie perdante.

La Norvège. Vous avez dit Norvège ? Son comité Nobel a attribué son prix de la paix 2010 à Liu Xiaobo, un citoyen chinois condamné et emprisonné comme défenseur des droits de l’homme. La Chine a répliqué en retenant suffisamment longtemps des importations de saumon norvégien pour qu’il s’en trouve gâté, des « traces de drogue et de bactéries ayant été découvertes dans treize cargaisons ». Pendant ce temps, les entreprises chinoises se montraient très actives en Norvège. La China National Blue Star achetait pour 2 milliards de dollars la compagnie minière norvégienne Elkem et la Sapa suédoise, filiale de l’entreprise norvégienne Orkla s’associaità l’Aluminium Corporation of China pour les projets chinois de train à grande vitesse. Longtemps avant l’annonce du Nobel, le ministère chinois des Affaires étrangères avait mis en garde : il y aurait des représaillessi le prix était attribué à ce « criminel condamné ». L’épisode est révélateur de la difficulté de Pékin à gérer ses problèmes internationaux, mêmes mineurs qui, tout en agissant énergiquement, le conduit à se révéler contre-productif. Le nom de Liu Xiaobo est désormais connu urbi et orbi y compris en Chine et sa diplomatie a subi une vexante rebuffade en ne parvenant pas, malgré son insistanceà dissuader 46 sur les quelque 60 ambassadeurs résidant à Oslo d’assister à la remise du prix. Parmi les ambassadeurs qui se sont abstenus, se trouvaient notamment et sans surprise ceux de Russie, d’Irak, du Kazakhstan, du Vietnam, du Soudan, du Venezuela ou de Cuba…

Les États-Unis déploient trois politiques chinoises, dont deux sont diamétralement opposées. Celles du Trésor, le Département d’État, celui de la défense.

Le Trésor américain est non seulement responsable des finances publiques mais aussi, dans les instances gouvernementales, l’avocat de la finance privée, celle des principales sociétés de Wall Street qui interviennent à l’international. À ces deux titres, il est favorable à l’ouverture vers la Chine, en raison des bénéfices que les finances publiques retirent des capitaux bon marché qu’apportent les réserves en devises étrangères détenues par la Chine ainsi que l’avantage que représente pour les entreprises et les consommateurs américains la possibilité d’accéder sans limite aux importations de produits manufacturés et de matières premières les moins chères possibles, ce qui améliore leur qualité de vie sans augmentation inflationniste des revenus et réduit les prix de revient des entreprises. Au plus haut niveau, les dirigeants du Trésor sont presque exclusivement de responsables de sociétés financières privées, mis à disposition de l’administration. Ils ne connaissent guère le secteur industriel ou ne s’y intéressent pas et sont administrativement indifférents aux conséquences qu’une ouverture sans frein aux produits chinois peut avoir sur l’emploi. Seule, la Commission américaine du commerce international, organisme institutionnellement faible, a juridiction en la matière. Encore est-elle limitée dans son action, n’ayant à connaître que les affaires de dumping selon une procédure très encadrée par un système de normes mais ne dispose d’aucun mandat pour les sanctionner. Elle n’est pas habilitée à protéger la propriété des brevets, à défendre l’industrie américaine de la sous-évaluation chronique du yuan ou de l’entrisme des sociétés chinoises dans le capital de leurs homologues américaines… Quant au Trésor, il n’agit, à contrecœur, que sous la pression du Congrès lui-même sous celle des industriels ou les syndicats.

Par contre, le Département d’État poursuit une politique plus équilibrée, fondée sur des valeurs, appréciant la coopération avec la Chine quand c’est possible et profitable, mais considère le plus souvent la Chine comme un adversaire des États-Unis, à la fois du point de vue bilatéral et multilatéral, notamment au Conseil de sécurité des Nations unies. On y réprouve la répression en Chine ou au Tibet, l’activisme chinois à défendre à l’étranger des pratiques anti-démocratiques ou la coopération avec des États-voyous, comme le financement d’une « École Robert Mugabe du renseignement » au Zimbabwé, pourvue d’instructeurs chinois. Le Département d’État, en combinant trois lignesde conduite (coopération, endiguement, guerre idéologique), s’oppose vigoureusement à l’expansionnisme chinois, notamment en Inde (coopération nucléaire civile, levée des restrictions sur les ventes d’armes) et dans le sud-est asiatique (lancement en 2009 sur fonds américains du projet du Mékong inférieur, excluant la Chine, déclarations répétées sur la mer de Chine méridionale…) et tisse son « collier de perles » de l’Inde au Japon, en passant par les Philippines, le Vietnam et Singapour. La secrétaire d’État Hillary Clinton s’est heurtée à plusieurs reprisesavec son homologue chinois, Yang Jiechi (alors que l’actuel secrétaire au Trésor Timothy Geithner[6] est toujours accueilli très chaleureusement à Pékin).

L’objectif de la Chine est d’inciter les États-Unis à accepter une parité de type G2, impliquant le « respect mutuel », excluant que chaque camp critique le système politique de l’autre. Ce serait une période d’intérim en attendant que la supériorité chinoise soit assurée dans tous les domaines. La crise de 2009 a favorisé Pékin, lorsque l’administration Obama a sollicité la Chine afin d’augmenter la demande globale. Ce qui a eu pour effet de libérer le triomphalisme chinois en l’incitant à se montrer plus ferme dans ses revendications, mettant à jour du même coup l’hypocrisie de la formule d’ascension pacifique, induisant par contrecoup un recul des relations du Japon, de l’Australie, de l’Inde ou de la Russie avec la Chine.

Le Département de la Défense soutient très activement la politique d’endiguement (containment) prônée par le Département d’État, car avec la disparition de la guerre globale contre le terrorisme, la Chine est devenue le principal ennemi potentiel. En visant la constitution de liens personnalisés plus que sur des traités, il multiplie les programmes de formation des cadres, les exercices conjoints, les visites de vaisseaux, et dans certains cas – Corée, Japon –, les garnisons permanentes. Il coopère notamment avec les forces aériennes de Singapour où l’US Air Force dispose d’une base de repli.Les services américains suivent à la trace les avancées technologiques qui émergent dans le système chinois des industries d’armement. Si anarchique et concurrentiel en interne qu’il soit, chaque ramification de chaque arme rivalise en effet dans la recherche et l’obtention d’équipements à la fois plus nombreux, plus diversifiés et plus avancés. Par exemple, l’US Air Force prend très au sérieux l’arrivée du chasseur Chengdu J-20, même si l’on ne sait pas bien s’il s’agit d’un véritable prototype ou d’un exemplaire de démonstration, de même pour l’US Navy, que les ambitions chinoises en matière de sous-marins et de porte-avions préoccupent.

Sachant que toute action de force contre Taiwan serait suivie d’un blocus immédiat sur l’ensemble des approvisionnements nécessaires à la Chine (échanges commerciaux, et énergétiques, sans parler évidemment des ventes d’armes, arrêtées depuis 1989). C’est pourquoi Pékin se borne à déployer quelques lance-missiles, à faire empiéter marginalement l’espace aérien taïwanais par des patrouilles aériennes. La mission militaire des États-Unis consistant à empêcher une attaque contre Taiwan a donc peu de chances d’être mise à l’épreuve. Une guerre nucléaire étant raisonnablement peu crédible, la dominance de l’un ou de l’autre en matière d’armement ne pourra pas être conduite aujourd’hui du côté américain à la façon dont elle l’avait été du temps de l’URSS, poussant celle-ci dans une course avait fini par la mettre à genoux. Ici, la situation est inverse : l’économie chinoise progresse tandis que celle des États-Unis stagne. La tâche d’arrêter le processus qui érode la base matérielle de l’hégémonie américaine n’est plus dans les moyens du Département de la défense.

Conclusion

L’auteur fait remarquer que son argumentation présuppose 1) que l’économie chinoise continuera à se développer rapidement au taux annuel de 8 % ; 2) que le Parti communiste conservera le contrôle de la Chine ; 3) que ses dirigeants accroîtrons les dépenses militaires et connexes (forces paramilitaires, l’espace, le renseignement à l’étranger, la R&D et l’industrie de l’armement) à la mesure de la croissance économique du pays.

Mais, ajoute-t-il aussitôt, ces présupposés pourraient se révéler faux, et d’autant plus que les facteurs défavorables énumérés ci-après deviendraient systémiques. La croissance pourrait être entravée par l’accumulation chaotique des dettes publiques (dont la réduction déprimera les secteurs de la construction et des infrastructures), la lutte contre l’inflation, l’augmentation des salaires, la dégradation de l’environnement, une croissance du marché intérieure plus lente que la décroissance des exportations dans un monde atone. Le pouvoir du PCC pourrait être fragilisé par la montée des tensions sociales, l’émergence au niveau national des émeutes locales, l’agitation ethnique (Xinjiang, Tibet, Mongolie intérieure), la perte de légitimité des dirigeants (corruption, inefficacité de la relance néo-maoïste). Enfin, les dépenses de défense enfin, pourraient se voir réduites s’il fallait mettre plus rapidement que prévu un « filet social » massif (retraites et santé).

Sur le plan international, la montée concomitante de la puissance économique et militaire devrait entraîner un réalignement général contre la Chine, ses anciens alliés revenant à une neutralité vigilante, les pays neutres devenant ses adversaires et ses ennemis s’unissant pour former une alliance, formelle ou non. Les réactions hostiles se sont multipliées depuis 2008, lorsque le comportement de la Chine s’est fait plus arrogant et plus provocant voire menaçant. Elles privent le gouvernement chinois d’une partie croissante de l’influence diplomatique que ses succès économiques et ses réserves en devises pourraient lui apporter, notamment dans sa région. Seule la Corée du Sud échappe à cette tendance et pourrait se retrouver dans le camp de ceux qui accepteraient la soumission à Pékin. Ces erreurs du comportement des dirigeants chinois dès lors qu’ils agissent à l’extérieur tiennent à l’hybris de la puissance, une arrogance funeste qui combinée à l’autisme évoqué et à la prétendue tactique ancestrale de la manipulation, empêche Pékin de conduire les affaires internationales avec fluidité. Un exemple entre cent : pendant que les membres indiens et chinois de la commission chargée de réduire les tensions frontalières se réunissaient (la quinzième fois en janvier 2012), les incursions chinoises sur le sol indien s’intensifiaient, passant de quelque 200 en 2010 à 300 en 2011, une hausse qui semble persister. Au lieu de veiller à la synergie entre puissance et diplomatie, ce genre de comportement, qui passe pour une subtilité stratégique alors qu’il faudrait en souligner l’inanité, éveille la méfiance et l’hostilité. Ceci explique la facilité avec laquelle les États-Unis réussissent à nouer de nouvelles alliances en Asie ou à en raviver d’anciennes, constituant progressivement autour d’eux un sérieux contrepoids à la Chine. Leur affaiblissement relatif devient même aujourd’hui un avantage, dans la mesure où il les fait apparaître moins hégémoniques qu’ils ne l’ont été, facilitant d’autant leur rôle fédérateur. Le point de basculement, celui où la puissance de la Chine prévaudra sur celle de la coalition qui se constitue, est loin d’être atteint. Mais à un certain degré de la montée chinoise, les États-Unis et leurs alliés ne pourraient se borner à entretenir une coopération militaire et une coordination diplomatique pour restreindre l’influence de Pékin, il leur faudrait alors engager une résistance géo-économique selon la logique du blocus (réduction des importations chinoises, arrêt des exportations de matières premières et des transferts de technologie), l’objectif étant de gêner la croissance chinoise et non de l’arrêter. En face, les capacités de représailles sont limitées par l’importance de la dette américaine détenue.

Seule une Chine pleinement démocratique pourrait évoluer sans entravevers l’hégémonie mondiale, mais alors, les gouvernements successifs dont elle se serait dotée poursuivrait vraisemblablement d’autres objectifs que la domination globale.

III – Commentaires

  1. Luttwak est convaincant lorsqu’il fait de la concomitance de la gigantesque avancée économique, de la volonté d’influence mondiale et surtout de la progression des dépenses militaires la raison principale de l’hostilité qui s’élève à l’encontre de la république populaire de Chine. Sans doute ne met-il pas assez l’accent sur une quatrième composante – il suppose probablement qu’elle est évidente pour ses lecteurs– : son régime totalitaire, avec l’absence de libertés publiques, la désinformation et la propagande et une opacité qui suscite à elle seule la méfiance.

Il est également convaincant lorsqu’il met en doute l’efficacité et la pertinence de la politique étrangère de la Chine, utilisant ce surprenant concept d’autisme[7], qui caractériserait les grandes puissances, la Chine en tête. Mais il y aurait là matière, surtout pour le fin connaisseur des États-Unis qu’il est, d’en tirer les conséquences pour la politique étrangère de son propre pays et des effets qui pourraient résulter de la confrontation des ces deux puissances autistes (variante : chacun se considérant le centre du monde est « l’autiste » pour l’autre). Ce qualificatif appliqué à la Chine peut paraître surprenant et surtout paradoxal, tant l’image est forte d’un pays disposant d’innombrables informateurs dans le moindre recoin de la planète. En contrepoint, l’auteur présente quelques exemples pour illustrer les déboires, en terme de relations extérieures, qu’apportent au pays cette fourmillante activité et l’usage des stratagèmes venus de l’antiquité. Selon l’auteur, l’effort n’est pas simplement peu productif mais contre-productif, puisqu’il aboutit à des résultats inverses de ceux qui en étaient attendus.

Il ne s’agit pas là d’un régime isolé de dysfonctionnement des grandes stratégies pour raison d‘incompréhension culturelle (sensu largo). En effet, il en est allé de même sous le régime soviétique. Mettant fin à la période dite de la « détente », la crise des euromissiles, à la fin des années 70 en est un bon exemple. L’État-major soviétique, convaincu qu’un échange nucléaire serait désastreux, met cependant en service quelque 400 missiles SS-20 entre 1977 et 1988. La raison de cette grave contradiction est très prosaïque. Dans les Conseils de défense soviétiques, le savoir et le pouvoir sont détenus en fait, non par l’État-major, mais par les représentants de la Commission militaro-industrielle, courroie de transmission des souhaits des producteurs, tenus eux-mêmes par le Gosplan. Leur préoccupation première est de faire tourner les machines et d’éviter les perturbations sociales. On reprend donc le R-12, un vieux missile obsolète en service depuis 1959, on le bricole pour l’alléger, on le rend mobile, on le rebaptise RDS-10 ou SS-20 selon le code OTAN, et, puisqu’il est fabriqué, on le déploie. Or, ces missiles sont « absurdes » car, sur le théâtre d’opération européen, leur portée de 4 700 km ne correspond à rien. Cependant les experts stratégiquesde l’OTAN, incapables d’imaginer que ce missile ne réponde pas à des objectifs militaires, s’alarment. Ce qui donne naissance à la crise des missiles européens[8]… Dans le contexte de l’époque, ce sont les réactions des gouvernements et les populations qui préoccupaient tout autant les stratèges, car plus que de disposer de la puissance d’une arme, l’objectif de Moscou étaient de provoquer le ralliements de décideurs politiques d’Europe de l’Ouest, de ceux qui aurait jugé qu’il valait mieux « être rouge que mort », le slogan des pacifistes qui s’opposaient aux SS-20.

Dans la description faite de la position des pays concernés par la montée en puissance de la Chine, on peut regretter qu’il n’ait fait que quelques allusions à l’attitude de la Fédération de Russie, dont le poids stratégique est certainement au moins aussi important que celui de la Mongolie, à qui, à juste titre, il consacre un chapitre entier. L’Union européenne n’est pas citée parmi les acteurs, mêmes potentiels. Tant son action extérieure est inaudible qu’il serait malséant de s’en indigner.

Au total, cette analyse des fondements de l’attitude de la RPC valait d’être faite, car elle donne une clé de lecture renouvelée permettant de discerner, malgré l’opacité du système dans lequel agissent ses dirigeants, les mobiles et les objectifs poursuivis. À cet égard, la question posée par le Livre blanc australien pourrait l’être par l’ensemble des nations : « quel est l’objectif à long terme auquel obéissent les plans de développement militaire chinois, en particulier puisque la modernisation semble aller au-delà de ce qu’exigerait un conflit à propos de Taiwan ? »

Enfin, si l’objectif de la Chine est d’inciter les États-Unis à accepter une parité de type G2, l’ensemble de l’ouvrage montre implicitement que l’auteur, dans le fauteuil de l’Américain, s’est lui-même installé dans cette perspective. Il montre par avance ce qui attendrait son pays si la Chine parvenait à faire jeu égal : ce serait une période d’intérim en attendant que sa supériorité soit assurée dans tous les domaines. Il est là dans son rôle de conseiller ès-stratégie du département de la défense. Conclusion : empêcher par tous les moyens la RPC de parvenir à la parité. Parmi ces moyens, la stratégie multilatérale s’impose. Ce que l’on pourrait entendre ainsi : le G2 instaure une nouvelle « guerre froide » confrontant la Chine et ses quelques satellites d’une part et les États-Unis entraînant une large coalition de l’autre. Y aura-t-il place pour des « non alignés » ?

Rémi Perelman, Asie21

remi.perelman@numericable.fr

[1]Face à un Etat puissant il faut concéder au début ce qui doit l’être, en tirer tolérance voire profit ; puis, en vantant l’égalité des relations bipolaires, prendre responsables et élites de la puissance extérieure dans un réseau de dépendance matérielle (réceptions, cadeaux…) ; enfin, quand la puissance anciennement supérieure se trouve suffisamment affaiblie, annuler les marques d’égalité et imposer la subordination.

[2]L’Administration de la pêche ; la Surveillance maritime chinoise, zhongguo haijan, plus agressive, dont la mission première est de patrouiller dans la zone économique exclusive, en passe d’acquérir des nouvelles vedettes de 4 000 tonneaux, « mieux armées lors des patrouilles », car aptes au combat. S’ajoute l’Administration de la sécurité maritime du ministère des transports, presque aussi bien pourvue que la Police maritime intégrée à l’Armée populaire de libération.

[3] Un chalutier chinois était rentré volontairement en collision avec un patrouilleur des garde-côtes japonais. L’arrestation de son capitaine avait déclenché les foudres de Pékin.

[4]Plus de 70 % des Chinois interrogés lors d’un sondage du Global Times approuvent l’acquisition d’un porte-avions, bien que 59 % estiment cette construction n’est pas « économiquement viable pour la Chine ».

[5]Ce projet a d’ailleurs volé en éclat lors de la réunion de l’ASEAN à Phnom Penh en juillet 2012, lorsque le Cambodge s’est opposé, sous la pression de Hu Jintao, qui s’était déplacé peu avant, à l’adoption d’un texte portant les revendications en mer du Vietnam et des Philippines. NDLR

[6]T. Geithner, bon connaisseur de l’Asie a été, entre autre, spécialiste de la Chine chez Kissinger Associates Inc. Il est le fils d’un membre du conseil d’administration de Comité national des relations États-Unis-Chine

[7] Autisme : pathologie de la relation caractérisée par le repli sur soi, voire une perte du contact avec la réalité extérieure, pour protéger le sujet des dangers du monde extérieur, ce qui se traduit par une interaction sociale et une communication anormales, accompagnées de comportements restreints et répétitifs. L’origine génétique de l’autisme est privilégiée.

[8] In Édouard Valensi, La dissuasion nucléaire, les terrifiants outils de la paix, Paris, L’Harmattan, 2012, 269 p.

 

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