Cher Leader, une plongée hallucinante en Corée du Nord, le pays le plus énigmatique au monde

Jang Jin-sung, Ixelles éditions, septembre 2014

Ce livre raconte l’histoire de Jang Jin-sung, l’auteur. C’est parce qu’il était un brillant poète et non un politicien qu’il est entré dans les services de renseignements nord-coréens. Par son art, il a aidé le gouvernement à créer des mythes. C’est pourquoi son ouvrage porte sur le démantèlement des façades.

Le récit commence avec la « convocation extraordinaire » de l’auteur. Lorsqu’un cadre du Parti est convoqué à rencontrer le Cher Leader, l’organisation se déroule sous le secret absolu et une surveillance attentive. Mais une convocation extraordinaire peut également aboutir à une purge secrète de fonctionnaire de haut rang. Ici, notre héros décrit une invitation du Cher Leader à un banquet en sa demeure, sur une île de la côte est, face à Galma dans la province de Gangwon. La description vaut un scénario de film.

L’auteur a l’immunité grâce au cher Leader qui l’a sanctifié après s’être laissé émouvoir par un de ses poèmes écrit en son honneur. Kim Jong-il n’a cessé de répéter toute sa vie : « Je gouverne par la musique et la littérature ». En fait, il n’avait aucune expérience militaire. Il a commencé sa préparation en vue de la succession au pouvoir en débutant par une participation au département de la Propagande et de l’agitation du Parti (DPA). On découvre ici les luttes intestines pour le pouvoir qui s’opèrent au sein du clan Kim. Kim Jong-il doit faire face à sa belle-mère et à son demi-frère. L’auteur raconte les plans du futur dictateur pour détourner habilement le pouvoir de son père Kim Il-song tout en semblant lui rester loyal en surface et aux yeux du public. En réalité, la légitimité de Kim Jong-il ne se base pas sur une succession héréditaire mais par une forme d’usurpation du pouvoir. Il monopolisait les médias et les arts comme une part cruciale de l’étendue de son pouvoir absolu.

La littérature joue un rôle central non seulement dans les arts mais aussi dans les structures sociales de la Corée du Nord. La poésie, parce qu’il n’y avait pas assez de papier dans le pays pour imprimer des manuels scolaires, a servi de véhicule littéraire dominant à Kim Jong-il pour exercer sa dictature culturelle. Avec la poésie, les principes indispensables de loyauté à la dynastie des Kim pouvaient être distillés de la manière la plus convaincante sur une seule page de journal. L’auteur Jang Jin-sung, en 1999 à l’âge de 28 ans, fut un des six lauréats choisis pour le genre épique. Il fut le plus jeune de cette élite minuscule.

Jang Jin-sung raconte son expérience au département du Front uni (DFU), section clé du Parti des travailleurs, responsable de l’espionnage intercoréen, des prises de décision et de la diplomatie, la division de la péninsule n’étant basée que sur une divergence d’idéologie politique et non de langues, de religions ou d’ethnies. Pluralisme et détermination individuelle sont considérées comme les pires ennemis de la Corée du Nord. C’est pourquoi les opérations de guerre psychologique visent autant le Nord que le Sud depuis plus de 50 ans. Dans les années 1970,  le DFU se consacre à amplifier le sentiment anti-américain et à favoriser les tendances pro-Nord dans la population sud-coréenne, en exploitant les mouvements de résistance démocratique contre la dictature de l’époque. Il leur faut alors absorber le caractère et l’identité de Sud-Coréens. Le « principe de localisation » doit façonner leur dualité de caméléon. Leurs travaux écrits étaient diffusés sous des noms d’éditeurs sud-coréens en utilisant leur style littéraire, leurs typographies et la même qualité de papier. De même pour leur musique. Ainsi, livres et cassettes fabriqués à Pyongyang étaient distribués via des organismes pro-Nord à des mouvements de résistance démocratique de Corée du Sud  au Japon et en Asie du Sud-Est. La Corée du Sud est décrite comme un régime traître conduit par un chef sycophante qui trahit le peuple coréen et sa terre pour en faire des marionnettes des États-Unis. L’auteur raconte les différentes stratégies utilisées pour former des espions : kidnapping de citoyens étrangers, stratégie « porteuse de semence » avec enlèvement de femmes étrangères ou envoi de jolies Nord-Coréennes à l’étranger pour tomber enceinte de blancs, de Noirs etc. Leur progéniture était suivie de près et passaient leur vie dans le plus strict apartheid.

L’auteur relate comment, son premier jour au bureau, il eut un sentiment de trahison en entrant dans une pièce dallée de marbre et dans des bureaux avec tout un matériel et des livres interdits dans le pays. Le slogan encadré sur le mur, « Habitez à Séoul bien que vous soyez à Pyongyang », recommande l’adoption du psychisme collectif de la Corée du Sud afin de mieux le saper et d’en triompher.  En échange de ce travail spécial et grâce à leurs identités d’habitants du monde extérieur, l’auteur et son équipe avaient droit, outre leurs rations standard, à des suppléments d’aliments prélevés sur les dons humanitaires des Nations unies, de la communauté internationale, d’ONG sud-coréennes ou d’ordres religieux. L’existence de ce genre d’aide internationale était considérée comme un secret honteux que le régime ne pouvait se permettre de révéler à ses citoyens ordinaires en cette époque de famine généralisée, de peur qu’elle ne sape l’idéologie étatique d’ « autosuffisance ». S’ouvrant un jour à son superviseur qu’il n’arrivait toujours pas à se mettre dans la peau d’un Sud-Coréen pour écrire, l’auteur fut étonné  par sa réponse :  « Cela n’a aucune importance, parce que nous travaillons pour des lecteurs du Nord, pas pour les gens du Chosŏn du Sud. Avec la différence grandissante entre les deux économies, la guerre idéologique contre le Sud était perçue comme totalement futile durant les années 1990 et les campagnes de propagande s’essoufflaient. Le DFU se servait en fait de l’expérience et des techniques d’abord employées contre les citoyens sud-coréens pour conduire des offensives psychologiques contre ceux du Nord. Par exemple, un article, soi-disant écrit par un étranger en 1998 traitait le cher Leader de « soleil du monde » né l’année du naufrage du Titanic. Ainsi, quand le soleil se couche à l’ouest, il se lève à l’est.

Tout au long de l’ouvrage, Jang Jin-sung nous fait partager ce qu’il a vécu dans son pays au sein de l’appareil d’État, puis sa fuite en Chine et ses errances de fugitif dans le Nord-Est. Le récit de ses rencontres est riche d’enseignements et d’émotions. Il finit par entrer en contact avec l’ambassade de Corée du Sud à Pékin, grâce à des complicités en déjouant la surveillance des services chinois alertés par Pyongyang. Il vit aujourd’hui en Corée du Sud. Son récit est très intéressant par tout ce qu’il nous apprend. Petit bémol : les témoignages de réfugiés nord-coréens sont également à prendre avec une certaine circonspection. Certains d’entre eux ont tendance à dire ce que « nous » avons envie d’entendre et à transformer le récit en un tableau un peu plus noir du pays alors qu’ils n’en ont pas besoin. Ainsi Shin Dong-hyuk est revenu sur son témoignage récemment après avoir publié en 2012 Rescapé du camp 14, même si dans l’ensemble, il était cohérent.

Catherine Bouchet-Orphelin, Asie21

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