Poutine, Frédéric Pons, Calman Lévy, 2014

Poutine
Frédéric Pons, Calman Lévy, décembre 2014

Poutine est l’héritier d’un pays complexe et d’une histoire nationale parmi les plus heurtées et les plus violentes des cent dernières années. Il ne faut jamais oublier ces données quand on s’intéresse à la Russie et à la place de Vladimir Poutine dans son histoire contemporaine. Passés sans transition de l’empire autoritaire et religieux des tsars à l’empire dictatorial et idéologique des soviets, les Russes n’ont pratiquement aucune expérience suivie du pluralisme politique, de l’économie de marché, de la pratique continue des libertés individuelles et publiques, de la séparation des pouvoirs. L’auteur rappelle que les Russes ont subi trois ruptures politiques et morales majeures en moins d’un siècle : révolution bolchévique, effondrement de l’empire soviétique et phase d’anarchie des années 1991-2000 qui conduisit au pillage du pays, à sa désorganisation, à son recul militaire et politique, à son effondrement démographique.  « Celui qui ne regrette pas l’URSS n’a pas de cœur ; celui qui souhaite sa restauration n’a pas de tête » (Poutine). Cette bivalence est au cœur du code mental et politique particulier qui structure la mentalité des Russes aujourd’hui, à commencer par Poutine.

La majorité silencieuse qui vote Poutine ne cache pas sa nostalgie de l’ordre, de la sécurité et de la grandeur. Ni son physique, ni son parcours ni son attitude face au monde extérieur ne plaident en sa faveur.  Poutine se fiche des codes occidentaux de la communication moderne dans nos sociétés du spectacle, de l’émotion et de l’empathie. Sa discipline du comportement est de dissimuler et surprendre, ou patienter et cogner. Le goût du secret et du renseignement, il les a en lui depuis son enfance. Le terme péjoratif d’ancien « kagébiste » lui colle à la peau et ne le rend pas sympathique.

L’auteur retrace d’abord l’histoire de la jeunesse de Poutine, son quartier, l’école, ses copains, son maître de judo, sa famille, Il raconte ensuite la manière dont Poutine va entrer au KGB et ce qu’il va y faire, puis ce qu’il fait après la chute du mur et sa vie professionnelle à Saint-Pétersbourg où il fait ses preuves. Il est appelé par Borodine, le chef d’état-major de la présidence au Kremlin. Poutine approche alors un autre monde où l’argent et les affaires circulent à très grande vitesse. Il reste discret mais étudie les idées et observe les actions des uns et des autres. Entre 1996 et 1999, son ascension est fulgurante. Son autorité s’affirme à la mesure de l’affaiblissement des autres qui se neutralisent dans leurs jeux d’influence. Il apprend les rouages les plus secrets de la présidence, identifie les réseaux de pouvoir, les vrais et les faux amis. Pragmatique, il sait être loyal. Il plonge dans les réalités de la bureaucratie régionale russe, souvent tombée aux mains des grands féodaux qui s’affranchissent du pouvoir central. Il découvre l’effrayant affaissement de l’État central, 10 ans après la  fin du régime communiste. La verticale du pouvoir est détruite. Elle doit être restaurée. Discret, jamais intrusif, il écoute, comprend, attend et s’exprime peu, ce qui lui évite de susciter des inimitiés ou de la méfiance. Il paraît loyal à tous. Son ascension commence sur fond de guerre dans le Caucase et de terrorisme tchétchène en Russie. La deuxième puissance mondiale est devenue un pays déclassé. La Russie paye « pour l’obsession de l’économie soviétique à vouloir développer des industries de matières premières et de défense » faisant pâtir le développement de la production de biens de consommation et de services. Pas de temps à perdre. Son ambition est immense. Aussi, devenu président, sans attendre et alors que le tout Moscou espère le voir au Bolchoï le soir du réveillon (1999), il s’envole secrètement pour la Tchétchénie remonter le moral des troupes.

L’auteur raconte la politique menée par Poutine depuis son accession au pouvoir. Poutine a gagné face aux oligarques grands pilleurs de la patrie, face aux gouverneurs de régions, ainsi que dans les  crises internationales récentes : Géorgie, Ukraine, Crimée, Syrie, Iran. L’auteur analyse comment la voix de la Russie compte et porte beaucoup plus qu’il n’y a dix ans dans les relations internationales.  Poutine ne veut pas se laisser retarder par des raisons qui poussent tant de chefs d’États à ne plus bouger une fois au pouvoir, à ne plus entreprendre pour tenter de le conserver. Par contraste avec des Obama ou des Hollande, l’activisme déterminé de Poutine détonne et dérange. Il souhaite rétablir la Russie comme une des grandes puissances du XXIe siècle. C’est ce qu’il fait depuis 14 ans en acceptant de « casser des pots ». Poutine n’est pas obtus. Il a même ouvert le jeu à l’Ouest à plusieurs reprises. Il ne souhaite pas couper la Russie de l’Europe car il s’y trouve une partie des racines et des intérêts russes. Il a proposé aux Européens de bâtir une Europe de Lisbonne à Vladivostok. Sa proposition n’a eu que peu d’écho. Mais l’Europe, prise dans une crise économique et identitaire qui n’en finit pas, n’est pas prête à cette avancée stratégique. Les Russes y ont vu la main américaine. Pour les stratèges russes, leur pays est la victime de cette politique, rebaptisée « partenariat oriental » : l’arme choisie contre elle est l’Ukraine, dont le peuple sert de chair à canon dans cette nouvelle guerre. Alors, dans sa stratégie de substitution, Poutine promeut une large union eurasiatique, de l’Asie centrale à la Chine avec l’Union douanière (Biélorussie, Kazakhstan, et bientôt Kirghizstan et Arménie). Son calcul : placer la Russie en pivot et faire du XXIe siècle un nouveau monde moins unipolaire que le précédent. Il manque une pièce maîtresse : l’Ukraine et son complexe scientifique et industriel. Sa participation à l’intégration eurasienne est aussi naturelle que vitale. Or, le partenariat oriental a été inventé pour empêcher l’Ukraine de participer au projet d’intégration eurasienne. Pour les analystes russes, le but de l’Amérique en Ukraine serait de « provoquer la Russie et d’attirer toute l’Europe dans la guerre ». Les grandes entreprises sont mises au service de la politique du Kremlin. Gazprom et Rosneft sont dirigés par des proches de Poutine. Une partie de la crise ukrainienne et des atermoiements de l’UE s’expliquent par la forte pression gazière russe sur Kiev et sur l’Europe. Poutine mène son projet de restauration globale. Il est déterminé à ne pas s’encombrer d’obstacles, à commencer par les oligarques qui opèrent le pillage de la Russie en neutralisant Boris Berezovski, Vladimir Goussinki, Mikhaïl Khodorkovski. Cette brutalité du Kremlin choque l’Occident. Pour l’auteur, vouloir juger l’évolution de la Russie pour mieux la condamner semble prétentieux et imprudent par des Occidentaux suffisants qui oublient leurs longues années de tâtonnement, parfois dans la violence et l’injustice, avant d’atteindre leur actuelle maturité démocratique. Cette attitude moralisatrice biaise souvent le regard de ses analystes sur la Russie de Poutine, comme elle provoque un rejet de l’Occident, observé à l’Est et au Sud. Dans cette biographie, « l’auteur a évité deux écueils : les présupposés idéologiques liés au passé soviétique et au présent réactionnaire de Poutine et une simplification excessive liée à la sympathie ou à l’antipathie que la personnalité de Poutine et sa politique peuvent susciter en Europe. »  L’auteur raconte les tenants et les aboutissants de la politique du Président de Russie. Ce livre se lit comme un roman.

Catherine Bouchet-Orphelin, Asie21

 

Sur le même sujet, voir le documentaire diffusé sur Arte : 

KGB : le sabre et le bouclier (1/3) : https://www.arte.tv/fr/videos/078149-001-A/kgb-le-sabre-et-le-bouclier-1-3/

Dzerjinski & Co.

Disponible du 08/04/2019 au 15/04/2019
Sous-titrage malentendantVersion françaiseVersion originale
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De 1917 à l’ère Poutine, l’histoire violente des services du renseignement russes, racontée par certains de leurs membres et quelques-unes de leurs victimes. Ce premier volet couvre les trente premières années de l’URSS, de 1917 au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et rappelle la part prise par les services du renseignement dans les massacres successifs qui ont marqué ces trois décennies. […]

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