Seul un souci commercial peut expliquer le titre français du dernier film de Jia Zhangke 贾樟柯, « Au delà des montagnes ». Il en est de même pour le titre anglais Mountains may depart . La traduction proposée par le réalisateur, « Les vieux amis sont comme la montagne et le fleuve» (山河故人 Shānhé gùrén), permet d’approcher un peu mieux le contenu de son dernier film, évocation à travers trois destins de la profonde évolution en un quart de siècle de la société chinoise.
La période couverte paraît courte, de 1999 à 2025, si on omet d’y rajouter les années qui précèdent et que les Chinois vivent depuis plusieurs décennies. Il leur faut suivre et subir des parcours multiples, complexes, des changements brutaux si ce n’est contradictoires d’orientation politique, emportés depuis bientôt deux siècles dans la recherche obsédante de modernité et de puissance toujours au cœur de la problématique chinoise.
Les compatriotes de Jia Zhangke percevront, dans une succession de scènes discrètement incluses, de multiples coutumes, pratiques, habitudes ancestrales, auparavant condamnées, disparues, réapparues, à nouveau pratiquées : les offrandes aux dieux et aux esprits, la cérémonie de l’enterrement, le respect des aïeuls, les rapports courtois, des échanges silencieux, des monuments anciens épargnés au milieu de sites industriels. Autant de liens identitaires et culturels encore, ou à nouveau, entretenus et affirmés tant bien que mal dans le milieu rural.
Succédant aux drames des campagnes révolutionnaires maoïstes (Grand bond en avant, Révolution culturelle) de la politique d’ouverture de Deng Xiaoping à partir de 1979 (« Chinois enrichissez-vous ! »), de la répression de Tiananmen (1989), le développement effréné et ses effets pervers accompagnent (en 1999 dans le scénario) la modernisation et ses influences occidentales. Le choix sentimental et le mariage de l’héroïne (Tao) ne pourront rivaliser avec les choix divergents, destructeurs du corps ou de l’âme, de ses deux soupirants (Zang et Liangzi).
La « réussite » économique des années 2000 (jusqu’en 2014 dans le scénario) a entraîné les trois personnages sur des voies bien différentes, représentatives de l’évolution de la société chinoise, emportée par la frénésie du gain et de la réussite, ou par la précarité, le chômage, la pollution, la disparité des revenus, l’absence de couverture sociale, la séparation, la migration. Une génération disparaît, une autre arrive (« Dollar » ! Le fils de Tao, né de son mariage avec Zang dont elle est séparée) inévitablement tributaire de la précédente et de ses dérives. Entre les deux, les fractures s’accentuent, surtout quand la réussite financière, acquise par des moyens inavouables, permet le placement des enfants dans les meilleurs établissements, l’expatriation à l’étranger, de préférence dans des pays anglophones.
Jia Zhangke projette la suite en 2025 et en Australie, dans un avenir qu’il anticipe et qu’il craint. Dollar, fondu dans l’environnement local, australien, a oublié le chinois qu’il n’aime pas parler, au point de ne pouvoir communiquer avec son père, vieillissant, installé dans un cadre luxueux sur la côte proche de Melbourne. Il rencontre les membres d’une communauté chinoise émigrée, eux-aussi en quête des racines perdues, linguistiques ou autres. De sa mère, il ne se souvient que de son prénom et garde les clés qu’elle lui a confiées comme un talisman pour un retour improbable.
Comme le président Xi Jinping, qui s’en inquiète au point de lancer des campagnes pour tenter de s’opposer aux influences culturelles occidentales, Jia Zhangke s’interroge sur l’évolution de la société chinoise, entraînée par les transformations économiques, ses conséquences sociales et culturelles. Quels sont les effets de l’argent, de la richesse ou de la pauvreté, et surtout de la liberté – quand elle est possible – et quels sont les choix des individus qui en bénéficient ? Il n’est pas étonnant qu’un tel film ait reçu des accueils variés selon les continents ou les pays. Jia Zhangke observe les effets déstabilisants de la mondialisation sur les individus, sur ses compatriotes.
Si l’économie chinoise a bénéficié de la politique d’ouverture, au point de devenir la seconde si ce n’est la première du monde, il n’est pas certain que la société chinoise en ait retiré le meilleur et que des avantages.
Michel Jan, Asie21
Extrait de la Lettre confidentielle Asie21-Futuribles n°91 janvier 2016