L’Indopacifique entre en géostratégie
Nous connaissions l’Asie de l’Est, celle du Sud, l’Asie centrale, l’Asie du Sud-Est, le Pacifique, à la façon dont avaient été découpée en deux moitiés l’Amérique du Nord et celle du Sud. Et voilà que l’on commence à parler de l’Asie indopacifique, voire de l’Indopacifique. Pourquoi ?
Selon l’Encyclopédie Universelle, l’Indopacifique est la vaste région marine formée par l’océan Pacifique, l’océan Indien, la mer Rouge et le golfe Persique. Le terme n’était utilisé qu’en biogéographie marine et en ethnographie. Il a fait irruption il y a peu dans le vocabulaire anglo-saxon de la géostratégie, comme une construction régionale en émergence, avec la parution de quelques rares articles et ouvrages publiés en Australie et en Inde entre 2012 et 2016 (énumération en annexe).
La dénomination de la nouvelle région positionne son axe précisément sur la ligne de découpage du monde qui a prévalu jusqu’à maintenant : le Pacifique occidental et l’océan Indien. Elle réunit deux systèmes stratégiques traités le plus souvent séparément. Ce « réassemblage » à nouveaux frais a attiré deux séries de critiques :
- l’espace géographique concerné serait trop étendu pour rester cohérent ;
- les points chauds (Corée du Nord, Inde-Pakistan, mer de Chine du Sud), concernant principalement des espaces sub-régionaux, n’auraient nul besoin de se référer à un niveau géographique supérieur.
Mais le concept n’est ni une simple novation terminologique ni une abstraction gratuite forgée par quelques intellectuels en mal d’originalité. Il tente seulement de définir la réalité nouvelle née d’un ensemble de changements intervenus depuis quelques décennies et que le renforcement de tendances latentes a rendu perceptible. Considérons ainsi pêle-mêle les Look East Policies de la Malaisie et de l’Inde (pour celle-ci devenue Act East Policy avec le volontarisme de N. Modi), le bourgeonnement d’organisations nées de l’ASEAN (ARF, ASEAN+Chine, Inde, Corée, Japon – la Vientiane Vision, le Dialogue sur la politique de défense Vietnam-Japon), le Sommet de l’Asie orientale, l’établissement du « collier de perles » chinois et les nouvelles routes maritimes de la soie du XXIe siècle, le pivot américain et ses points d’appui (Guam, Diego Garcia, Darwin, Okinawa, les bases de Pyeongtaek en Corée du Sud, sans compter Subic Bay et Clark aux Philippines, à l’avenir incertain), etc.
Le concept répond à l’intensité croissante des flux de marchandises et d’hydrocarbures, à l’émergence de l’Inde, au développement des classes moyennes dans l’ensemble des pays de son périmètre, à l’exacerbation de problèmes communs comme la piraterie ou la fragilité environnementale. Le dévoilement des ambitions maritimes chinoises face aux positions indiennes et américaines fait apparaître un cadre stratégique suffisamment pertinent pour qu’il soit adopté par le Livre blanc australien de la défense de 2016 établi à l’horizon 2035. Tous ces faits désignent bien l’Indo-Pacifique comme une zone dotée d’une vitalité propre. Cette vitalité procède de la physionomie singulière de la partie du monde où elle a pris son sens et dont les traits ne se retrouvent nulle part ailleurs à cette échelle. Si l’océan Atlantique est nettement contenu entre deux masses continentales compactes, en revanche les océans Indien et Pacifique communiquent entre eux à travers de nombreux couloirs de navigation, ce qui donne à l’ensemble composé de l’Asie du Sud-Est et de l’Australie-Nouvelle Zélande, du détroit de Malacca à la mer de Tasman, le caractère d’un gigantesque « filtre » de nature insulaire.
Le concept de région Indo-Pacifique, encore balbutiant, rassemble ces nouvelles réalités, tente d’en théoriser le potentiel pour en discerner les prolongements et les interactions en puissance. Il est symptomatique que ceux qui en sont à l’origine viennent des deux pays qui passent pour seconds par rapport à la Chine, à l’Europe et aux États-Unis et se situent aux deux extrémités de cet ensemble « oblique » par rapport à l’équateur : l’Australie et l’Inde, englobant les côtes orientales de l’Afrique, l’Asie du Sud-Est et la Chine maritime.
Ce concept nouveau est potentiellement chargé de nouvelles visions du monde, ne serait-ce que pour les nations qui sont directement concernées. La plupart d’entre elles devraient apprécier d’être mises en lumière, sauf peut-être, la Chine. On peut en effet émettre deux hypothèses. L’une postulerait que cette vision, qui relativise sa place en Asie, ne devrait pas lui plaire. Le concept d’Asie orientale, où sa masse terrestre – et la démographie autant que son ambition – lui confère une prééminence éclatante qui lui convient mieux. Elle y est en position dominante, quasiment chez elle. Les limites familières de « son » Asie millénaire lui permettent de maîtriser les ressorts de son inimitié avec le Japon, de son rôle – ingrat – de chaperon avec la Corée du Nord et de sa garde aux frontières avec l’Inde. Le concept de région Indopacifique amoindrirait ce confort psycho-stratégique. Par contre, la seconde hypothèse dessinerait la région Indo-Pacifique comme l’espace dans lequel la Chine aspire à étendre son influence par degrés successifs, en remplissant progressivement les interstices entre les jalons déjà posés – sur la côte orientale de l’Afrique, au Pakistan ou aux Maldives, voire en Australie (Darwin). Les routes maritimes de la soie du XXIe siècle en serait la conséquence directe, à la manière des projets de routes terrestres vers l’Asie centrale.
L’avenir dira si ce concept peut porter des fruits dans le domaine de la géostratégie. Mais, conduisant à porter une attention plus systématique à cette région, va-t-on la percevoir comme un ensemble, dont l’immensité et une ambiguïté tenant à son caractère essentiellement insulaire et maritime, a, comparée aux masses terrestres, retardé la nette perception des phénomènes dont elle est le champ ?
Rémi Perelman, Asie21
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ANNEXES
Le Livre blanc australien 2016 sur la défense
Le Livre blanc australien 2016 sur la défense, « le plus rigoureux et complet dans toute l’histoire de l’Australie », présente le plus ambitieux plan de régénération de la Royal Australian Navy depuis la seconde guerre mondiale. Sa vision stratégique vise l’horizon 2035 et s’applique en priorité à la région Indopacifique (appellation utilisée officiellement par le Livre blanc précédent, 2013).
Il prévoit que d’ici à 2035, la moitié des sous-marins et des avions de combat avancés existant au monde, appuyés sur des réseaux sophistiqués de renseignement, seront opérationnels dans les pays de la région Indo-Pacifique.
Objectifs
Assurer la défense du territoire national, de ses frontières et de sa ZEE
Identifier les défis sécuritaires auxquels le pays devra probablement faire face.
Œuvrer au renforcement de l’architecture de sécurité régionale en Asie du Sud-Est (particulièrement l’Indonésie), du Pacifique Sud et des capacités de défense de la Papouasie-Nouvelle Guinée, de Timor-Leste et des îles du Pacifique. L’accent est porté
- sur la montée en puissance de l’industrie de défense, notamment celle des arsenaux (sous-marins), l’objectif étant de surclasser les capacités militaires régionales,
- l’engagement international – interopérabilité avec les alliés, américains et néo-zélandais en particulier,
Les facteurs dominant la vision stratégique
- Le rôle des États-Unis (pièce centrale de la politique de défense de l’Australie, en regard notamment du maintien de la stabilité dans la région Indopacifique) et de la Chine (dont la croissance économique offre des opportunités à l’Australie et autres pays de la région indopacifique. Les relations sino-australiennes ont été portées au niveau d’un Partenariat stratégique élargi lors de la visite du président Xi Jinping en 2014), et leurs relations,
- Daesh,
- l’instabilité du voisinage (mer de Chine du Sud et Corée du Nord),
- la modernisation de l’armement dans la région ,
- le risque de cyberattaque,
- les conséquences du changement climatique (migrations venues des îles menacées).
Lien : http://www.defence.gov.au/whitepaper/Docs/2016-Defence-White-Paper.pdf
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Galle Dialogue
Sous l’égide du ministère de la défense sri-lankais, le Dialogue se consacreà l’organisation d’échanges échanges susceptibles de déboucher sur des coopérations dans le domaine de la sécurité maritime (piraterie, terrorisme, trafics d’êtres humains, d’armes et de stupéfiants) et de la mise en jeu de la stabilité régionale. Les pays représentés sont ceux de la région maritime de « l’Indopacifique » (appellation utilisée officiellement pour la première fois par le Livre blanc australien 2013 sur la défense : « un nouvel arc stratégique indopacifique commence à émerger comme un système, reliant les océans Indien et Pacifique via l’Asie du Sud-Est qui en est le centre »).
7e Galle Dialogue 2016
Colombo, 28 & 29novembre
Conférences et conférenciers
US Policy and Objectives in Building Strategic Partnership with Navies in the Indo-Asia-Pacific
by Admiral Harry B. Harris, US Navy, Commander US Pacific Command
India’s Perspective on the Benefits of Strategic Maritime Partnerships
by Admiral Sunil Lanba, Chief of the Naval Staff, Indian Navy
Challenges and Opportunities for Developing Strategic Maritime Partnerships
by Rear Admiral Wang Dazhong, Assistant to Chief of Staff of PLA Navy, China
The Importance of Collective Capacity Building for Successful Strategic Maritime Partnerships
by Rear Admiral Ryo Sakai, DG Operations & Plans, Japanese Maritime Self Defence Force
The Challenges that need to be addressed in achieving Strategic Maritime Partnerships
by Vice Admiral Syed Arif Ullah Hussaini Commander Pakistan Fleet, Pakistan Navy
The Dynamics of Evolving Maritime Security Partnerships in the Indo-Asia-Pacific
by Prof. Geoffrey Till, Chairman of Maritime Policy Studies, Corbett Centre, UK
Maritime Partnerships and the Critical Importance of Developing Interoperability
by Rear Admiral Peter Laver Commander Maritime Border Command, Australian Navy
Harmonizing Strategic Maritime Partnerships in the Indo-Pacific; Counter Balancing the Maritime Power Players
by Dr. Vijay Sakhuja, Director, National Maritime Foundation
Maritime Security in the Indo-Pacific : ReCAAP Roadmap
by Mr. Toong Ka Leong, Senior Manager Ops & Programme, ReCAAP*
*Regional Cooperation Agreement on Combating Piracy and Armed Robbery against Ships in Asia
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La Vision de Vientiane
L’initiative japonaise de coopération en matière de défense avec l’ASEAN
(Ministère [japonais] de la Défense, http://www.mod.go.jp/e/d_act/exc/vientianevision/index.html )
La Vientiane Vision est un principe directeur de la coopération japonaise en matière de défense avec l’ASEAN, annoncé par le ministre de la Défense Inada lors de la deuxième réunion informelle des ministres de la Défense ASEAN-Japon tenue à Vientiane, République démocratique populaire du Laos, le 16 novembre 2016. Le temps montre, de manière transparente, l’image complète de la future direction de la coopération en matière de défense avec l’ASEAN dans son ensemble dans les domaines prioritaires.
La vision a été bien accueillie par tous les pays participants de l’ASEAN, et les ministres de la Défense ont convenu de renforcer la coopération en matière de défense entre le Japon et l’ASEAN.
Aperçu de la vision de Vientiane
– Les échanges de défense entre le Japon et l’ASEAN ont débuté à partir des années 90 en améliorant la compréhension mutuelle et se sont développés pour couvrir une coopération plus pratique et opérationnelle en matière de défense avec les États membres de l’ANASE à partir des années 2000. Depuis 2010, la coopération en matière de défense a été approfondie en lançant de nouveaux projets tels que la coopération en matière de renforcement des capacités avec d’autres activités spécifiques et pratiques et en promouvant la coopération multilatérale à travers des cadres régionaux tels qu’ADMM-Plus. Il a été plus important de maintenir la tradition de partenariat et de coopération entre le Japon et l’ASEAN et d’améliorer la coopération en matière de défense avec un esprit créatif dans le cadre de cette vision.
– Outre la coopération avec les « États membres individuels de l’ASEAN », la coopération « à l’échelle de l’ASEAN sera renforcée par la promotion d’une coopération pratique. Afin de contribuer à la paix, à la sécurité et à la prospérité régionales, la future coopération de défense entre le Japon et l’ASEAN se concentrera sur les trois points suivants:
1 Pour consolider l’ordre fondé sur les principes du droit international régissant la conduite pacifique entre les États, le Japon soutient les efforts déployés par l’ANASE pour faire respecter les principes du droit international, en particulier dans le domaine de l’espace maritime et aérien.
2 Pour promouvoir la sécurité maritime, fondement de la paix et de la prospérité régionales, le Japon soutient les efforts de l’ASEAN visant à renforcer les capacités de renseignement, de surveillance et de reconnaissance (RSR) et de recherche et sauvetage (SAR) en mer et dans l’espace aérien.
3 Pour faire face à des problèmes de sécurité de plus en plus diversifiés et complexes, le Japon soutient les efforts de l’ASEAN visant à renforcer les capacités dans divers domaines.
– La coopération pratique en matière de défense est menée en combinant efficacement les diverses mesures suivantes:
1 Partager la compréhension et l’expérience en matière de droit international, en particulier dans le domaine de la sécurité maritime, par exemple en menant des recherches et en parrainant des séminaires, etc., en vue de sa mise en œuvre effective.
2 Mener des activités de renforcement des capacités dans divers domaines tels que HA / DR, OMP, déminage et UXO, cybersécurité, planification de la défense (partage de savoir-faire), etc.
3 Transfert d’équipements et de technologies, développement de ressources humaines en matière d’équipements de défense et de coopération technologique, tenue de séminaires sur les industries de défense, etc.
4 Participation continue à la formation et aux exercices conjoints multilatéraux, invitation aux observateurs de l’ANASE à la formation des forces d’autodéfense, etc.
5 Inviter les leaders d’opinion de l’ASEAN, etc.
– Le Forum vice-ministériel de la défense Japon-ASEAN fera le suivi de cette initiative, tandis que le ministère de la Défense encouragera le développement institutionnel pour mieux traiter cette coopération.
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Chronologie des premières parutions sur le concept d’Indo-Pacifique
À l’exception notable de l’article du général Daniel Schaeffer, membre du groupe Asie21, paru dans la revue Défense de l’IHEDN en avril 2009 Le théâtre maritime indo-pacifique dans la stratégie navale globale de la Chine (https://www.asie21.com/2009/05/27/le-theatre-maritime-indo-pacifique-dans-la-strategie-navale-globale-de-la-chine/) et sauf omission, les premiers textes consacrés au nouveau concept de région Indo-Pacifique, livrés par des auteurs anglo-saxons, sont parus à partir de 2011-2012 : Tipping Point in the Indo-Pacific, un article de Michaël Auslin, est paru le 1er mars 2011 dans The American Interest et le suivant, Samudra Manthan : Sino-Indian Rivalry in the Indo-Pacific, de C. Raja Mohan, le 24 octobre 2012, dans une publication du Carnegie Endowment for International Peace, Washington. David Scott, The Indo-Pacific, new regional formulations and new maritime framework for US-Indian strategic convergence, in Asia-Pacific Review, 2012, 19(2). Le 21 novembre 2012, le professeur Rory Medcalf* prononçait à l’Australian National University, Canberra, la conférence magistrale de lancement de la nouvelle série « Centre de gravité » sous le titre : Pivoting the Map : Australia’s Indo-Pacific System, suivi par un article paru dans le quotidien australien The Diplomat le 12 décembre 2012, sous la plume du même Rory Medcalf sous le titre A Term Whose Time Has Come : The Indo-Pacific.
Un deuxième article, The Indo-Pacific : What’s in a Name ? (R. Medcalf) approfondissant le concept, est paru le 10 octobre 2013 dans The American Interest (volume 9, numéro 2) ; le 16 décembre 2013, Shiraishi Takashi décrit la Diplomatie chinoise des sommets et géopolitique de la région Indo-Pacifique (nippon.com). Puis viennent les Indiens : en 2014, deux ouvrages collectifs publiés, l’un, Indo-Pacific Region : Political and Strategic Prospects, sous la direction de Rajiv K. Bhatia et Vijay Sakhuja, et l’autre, Geopolitics of the Indo-Pacific, sous celle de Pradeep Kaushiva et Abhijit Singh.
Ces deux ouvrages font à leur tour l’objet d’une recension dans le Journal of Defence Studies de janvier-mars 2016, une publication de l’Institute for Defence Studies and Analyses (IDSA), New Delhi, sous le titre Geostrategic Imperative of the Indo-Pacific Region, Emerging Trends and Regional Responses, par Saroj Bisftoyi, chercheur au North American Centre de l’IDSA. Priya Chako (ed.), New Regional Geopolitics in the Indo-Pacific. Drivers, dynamics and consequences, New York, Routledge, 2016.
* Le professeur Rory Medcalf, directeur du National Security College de l’Australian National University, directeur associé de l’Australia India Institute et associé principal visitant de la Brookings Institution, est un collaborateur du Lowy Institute for International Policy, think tank australien consacré à la politique étrangère, de défense, aide au développement, etc. Il a été appelé par le gouvernement australien au nombre des experts chargés de rédiger le Livre blanc de la défense publié en 2016. R. Medcalf s’est attaché à la théorisation du « concept Indo-Pacifique ».
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