En Asie, la classe moyenne est la gagnante de la mondialisation

La première mondialisation achevée en 1914 n’a pas laissé un bon souvenir en Asie. Elle a coïncidé avec les « mises en valeur » coloniales, l’ouverture forcée des pays qui avaient échappé au colonialisme, et enfin la « Grande divergence » et l’effondrement de l’Asie dans l’économie globale. Après la Seconde Guerre mondiale, les pays qui accèdent à l’indépendance choisissent de se protéger de la concurrence des pays industrialisés. Leur attitude a évolué dans les années 1970 avec l’émergence des NPI (nouveaux pays industrialisés) qui combinent protection et ouverture commerciale, libéralisme et intervention de l’État. Dans les années 1980 et 1990, marquées par la réévaluation du yen et l’afflux d’investissements japonais, les pays asiatiques connaissent « dix glorieuses » mais succombent aux sirènes de la mondialisation financière qui précipitent la crise de 1997. Ils s’en sont remis rapidement et leur croissance a ensuite bénéficié de l’ascension de la Chine. Son adhésion à l’OMC a donné un coup d’accélérateur à la mondialisation.

LE DIAGRAMME DE L’ÉLÉPHANT

*La grande désillusion,Fayard, Paris, 2002, page 279. **Branco Milanovic, Global inequality : A new approach for the age of globalization, Harvard University Press, Cambridge, 2016, p. 96.

Dans un essai publié quelques années après la crise asiatique, Joseph Stiglitz* a analysé la désillusion des pays émergents vis-à-vis de la mondialisation. Leur attitude a évolué tandis qu’Américains et Européens sont devenus de plus en plus critiques de ce phénomène global, accusé de provoquer des maux – chômage, stagnation des salaires, inégalités – qui sont également les conséquences du progrès technique. Quelle est l’origine de cette divergence ? Pour Branco Milanovic**, elle s’explique par l’évolution des gains relatifs de revenus au cours des vingt années qui ont précédé la crise mondiale : une période d’hyperglobalisation. Exception faite des migrations plus fortes pendant la première mondialisation, l’ouverture de l’économie mondiale appréciée au niveau des échanges et des capitaux pendant ces deux décennies a été sans précédent.

L'évolution des revenus en parité de pouvoir d'achat au sein de la population mondiale entre 1988 et 2008. En abscisses (échelle horizontale), la distribution des terriens en fonction de leur revenus. A gauche, les plus pauvres, à droite, les plus riches. Ainsi, entre 95 et 100, ce sont les 5% les plus riches. En ordonnées (échelle verticale), la progression du revenu entre 1988 et 2008. Par exemple, hors inflation, les revenus médians (au centre) ont progressé de 80%. Extrait de Lakner et Milanovic, "Global income distribution from the fall of Berlin Wall to the great recession", World bank research working paper 6719, décembre 2013. (Crédits : World Bank)
L’évolution des revenus en parité de pouvoir d’achat au sein de la population mondiale entre 1988 et 2008. En abscisses (échelle horizontale), la distribution des terriens en fonction de leur revenus. A gauche, les plus pauvres, à droite, les plus riches. Ainsi, entre 95 et 100, ce sont les 5% les plus riches. En ordonnées (échelle verticale), la progression du revenu entre 1988 et 2008. Par exemple, hors inflation, les revenus médians (au centre) ont progressé de 80%. Extrait de Lakner et Milanovic, « Global income distribution from the fall of Berlin Wall to the great recession », World bank research working paper 6719, décembre 2013. (Crédits : Banque Mondiale).
L’évolution des revenus au cours de cette période n’a pas été la même selon les pays et aussi selon les strates de revenus. La courbe qui suit les gains relatifs des différents déciles entoure la silhouette d’un éléphant de la queue, les déciles les plus pauvres, à la trompe, les plus riches. La progression de revenu la plus élevée a concerné les personnes situées autour de la médiane, la bosse de l’éléphant, dont plus de 90 % sont des Chinois, Indiens, Indonésiens et thaïlandais qui ne sont pas les plus riches mais appartiennent aux nouvelles classes moyennes. Les revenus du décile le plus fortuné s’est tout autant amélioré, et compte tenu de la place qu’ils occupent dans la distribution des richesses – que ne montre pas le graphique – la « ploutocratie » mondiale empoche la moitié des gains absolus réalisés au cours de ces vingt années. Les Africains dominent les deux premiers déciles et leurs revenus ont peu augmenté. C’est également le cas des septième et huitième qui recouvrent la classe moyenne des pays avancés.
Ce diagramme expliquerait le rejet de la mondialisation par les sociétés avancées, qui se sont exprimées en votant pour le Brexit et en élisant Donald Trump. Cette conclusion soulève des débats et elle a conduit à « déconstruire le diagramme de l’éléphant ». En effet, la stagnation du revenu de la classe moyenne n’est pas uniforme et s’expliquerait par les difficultés des ménages russes et japonais. En outre, dans les pays avancés, les inégalités et les gains n’ont pas évolué de la même façon et plusieurs États européens n’ont pas connu un creusement aussi marqué des inégalités qu’aux États-Unis et au Royaume-Uni. Cela conduit à une conclusion différente du diagramme de l’éléphant pour les pays avancés au cours des vingt dernières années : le revenu (en parité de pouvoir d’achat) s’est amélioré à l’exception notable des ex-pays socialistes et des ménages japonais ; l’évolution la plus inquiétante concerne l’évolution des plus pauvres.

LES PROFITS DES INÉGALITÉS

L’amélioration de la situation des classes moyennes des pays émergents est une évidence qui suscitent moins de débats. Mesuré en parité de pouvoir d’achat, le revenu moyen sud-coréen dépasse la moyenne européenne, et les Malaisiens ont rattrapé le Portugal. Dans ces pays, les classes moyennes ont bénéficié de la libéralisation des échanges qui a allégé les taxes sur leurs achats de biens durables, et encore davantage de la montée en gamme de l’industrie et des services qui creusent les écarts de rémunérations au bénéfice de ceux qui ont les moyens de saisir les opportunités. Cet écart a comme corollaire une baisse du prix relative des services assurés par des travailleurs du secteur informel et des travailleurs immigrés. La pauvreté de ces derniers assure des services locaux bon marché aux plus aisés.
*Helen Shwenken, Lisa Marie Heimeshoff (dir.), 2011 : Domestic workers count, data on an often invisible sector Kassel University Press et Centre d’Analyse Stratégique (2007) : Les métiers en 2005 Paris.

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