Le corridor de Wakhan en 2016-2018
Chronologie
Rémi Perelman, Asie21, septembre 2018.
Les autorités afghanes, impuissantes dans la lutte contre le terrorisme, craignent une résurgence des talibans, mais elles ne peuvent rien faire sans aides extérieures, celles, concurrentes des États-Unis et de la Chine notamment. L’activité de la Chine à l’égard de l’Afghanistan semble s’accentuer au fur et à mesure que les ambitions chinoises visant l’Asie du Sud se développent et que la guerre, qui dure depuis près de 17 ans montre, malgré les « surge« , les limites de la puissance américaine.
En 2016, pour la première fois, Pékin offrait une modeste assistance militaire à l’Afghanistan, limitée à l’entraînement et au ravitaillement plutôt qu’aux transferts d’armes offensives. Sa stratégie pour assurer la stabilité en Afghanistan avait consisté jusqu’alors, outre l’aide humanitaire et économique, à utiliser son poids dans les négociations de paix entre le gouvernement de Kaboul et les talibans. En poussant le gouvernement pakistanais à encourager la participation de ces derniers, Pékin espérait, mais sans succès, à parvenir enfin à une solution négociée qui aurait permis aux talibans de déposer les armes en échange de leur intégration dans le système politique. L’offre d’une aide militaire à l’Afghanistan pourrait marquer la manière dont la Chine réagit à l’absence de progrès sur la voie privilégiée de la diplomatie. La Chine devra trouver un équilibre délicat car son aide au gouvernement de Kaboul pourrait détruire les liens ténus qu’a tissé Pékin avec les talibans.
Le gouverneur et les députés de la province du Badakhchan reçoivent depuis 2016 des rapports alarmants sur la situation sécuritaire qui y règne. On a y observé en effet des concentrations de mercenaires armés étrangers, des Ouïghours que les habitants confondent souvent avec des Ouzbeks. Leur nombre est estimé entre plusieurs centaines et deux mille. En groupes organisés, bien armés, ils se sont installés dans des canyons difficiles d’accès pour l’armée afghane. Pékin, qui les surveille, va s’efforcer de les éliminer pour éviter le risque de les voir revenir fomenter des troubles au Xinjiang. Les opérations militaires en Afghanistan sont devenues impératives pour que la Chine installe un système de contrôle efficace sur les marges de sa frontière occidentale et établisse un mécanisme de sécurité concret avec le Tadjikistan, l’Afghanistan et le Pakistan.
Le 26 décembre 2017, plusieurs réunions consacrées à la lutte contre le terrorisme en Af-Pak se sont tenues à Pékin :
- La 1ère réunion du dialogue des ministres des Affaires étrangères de l’Afghanistan, de la Chine et du Pakistan. Au cours de cette réunion, il a été décidé d’étendre à l’ouest l’ambitieux projet de corridor économique Chine-Pakistan ;
- Une réunion des ministres de la Défense chinois, Chang Wanquan, et afghan, Tariq Shah Bahrami ;
- Puis, entre ce dernier et le vice-président de la Commission militaire centrale de Chine, Xu Qilian ; réunion consacrée à la coopération dans la lutte contre le terrorisme, annonçant le resserrement des liens entre dirigeants militaires des deux pays.
Le 3 janvier 2018, quelques jours après ces réunions et le jour même de l’arrivée à Kaboul de Liu Jinsong, le nouvel ambassadeur de Chine en Afghanistan (élevé au Xinjiang connaît les subtilités de la région, l’ambassadeur a été directeur du Fonds de la route de la soie de 2012 à 2015), le South China Morning Post, relayant l’agence de presse russe Fergana News, révélait aux lecteurs anglophones que la Chine financerait une base militaire dans la province du Badakhchan.
La veille, 2 janvier, Fergana News avait en effet recueilli une déclaration du général afghan Dawlat Waziri, citée littéralement : « Le ministère chinois de la Défense et le ministère afghan de la Défense ont accepté de construire une base militaire dans la province septentrionale de Badakhchan pour les troupes de montagne. Les dépenses sont entièrement supportées par la partie chinoise, à savoir : les coûts de construction, d’armement et d’équipement des soldats, le matériel militaire et tout ce qui est nécessaire pour cette base ». Il avait précisé en outre « Bien que nous ayons déjà notre propre base militaire là-bas, la situation dans les zones frontalières a inquiété la Chine en termes de sécurité. Cependant, je ne peux rien dire à propos du début de la construction de la base et du moment où la partie chinoise le prendra », ajoutant qu’une commission spéciale, comprenant des spécialistes du génie militaire afghan et une délégation d’experts militaires chinois, serait créée pour déterminer l’emplacement de la base, en régler les aspects techniques et évaluer le coût de la construction. Le moment où l’APL aurait prévu d’ouvrir le camp, un « projet coûteux mais utile », n’aurait pas été évoqué.
« Nous allons la construire [la base] et le gouvernement chinois s’est engagé à aider financièrement (la division), à fournir du matériel et à former des soldats afghans », avait ajouté déclaré pour sa part Mohammad Radmanesh, porte-parole du ministère afghan de la Défense.
L’une des sources du South China Morning Post précisait « la Chine enverra au moins un bataillon, soit 500 militaires ou plus, avec des armes et du matériel, pour y être stationné et former ses homologues afghans » lorsque le camp sera achevé. Mais Pékin a aussitôt minimisé la part chinoise : le 3 janvier, le ministère chinois des Affaires étrangères admettait vaguement que la Chine était impliquée dans le « renforcement des capacités » en Afghanistan tandis que l’ambassade afghane à Pékin, vraisemblablement à la demande de la partie chinoise se bornait à préciser : « La Chine aide l’Afghanistan à mettre en place une brigade de montagne dans le nord du pays pour renforcer les efforts de lutte contre le terrorisme ».
Cependant, le 26 janvier 2018, soit trois semaines après que le sujet ait été soulevé , l’ambassade de Chine à Kaboul refusait d’en discuter, tandis qu’à Pékin, Wu Qian, porte-parole du ministère chinois de la Défense, s’en tenant à des propos généraux sur la coopération sino-afghane, déclarait que les récents rapports « sur la construction par la Chine de sa propre base militaire en Afghanistan étaient sans fondement ». Cette position suscite la question de savoir ce que sont réellement les intentions chinoises dans cette région frontalière. Ce désaveu tardif peut signifier qu’après réflexion, Pékin ne souhaitait pas qu’elles soient rendues publiques si rapidement, qu’il s’agisse de la lutte contre la menace ouïghoure au Xinjiang et/ou d’objectifs plus larges, comme l’extension du Corridor économique Chine-Pakistan en Afghanistan ou la volonté d’élargir l’influence stratégique et économique chinoise en Asie centrale. En janvier, Stratfor a qualifié le corridor de Wakhan de « composante de plus en plus importante » de la nouvelle Route de la soie. La route terrestre la plus facile entre la Chine et l’Europe traverse l’Afghanistan et le Tadjikistan voisin. Si la base devient réalité, elle aidera la Chine à réduire les influences islamiques extrémistes sur son territoire et à permettre aux activités de l’Initiative « Ceintures et routes » de progresser.
En mars 2018, l’International Crisis Group publie également un rapport affirmant la présence discrète de soldats chinois dans la région autonome Gorno-Badakhchan (GBAO) du Tadjikistan, à la frontière du corridor afghan de Wakhan et du Xinjiang et réputée mal contrôlée par le gouvernement tadjik. Selon ce rapport, « les responsables locaux et les habitants disent que la Chine a construit une installation dans un coin reculé du district, près du Xinjiang et de la frontière afghane ». Un fonctionnaire a déclaré à Crisis Group qu’« il y a beaucoup de soldats chinois ici » au GBAO, mais qu’ils gardaient un profil bas. Un autre a mentionné une « installation de sécurité chinoise », la qualifiant de « centre antiterroriste commun » abritant également des forces tadjikes. Compte tenu du terrain accidenté et des difficultés de communication dans la région, le Tadjikistan constitue un maillon essentiel de la chaîne entre la Chine et l’Afghanistan.
Le 2 juin 2018, un nouvel article de Fergana News revenait sur le sujet. L’un des députés du conseil municipal de Faizabad, capitale de la province du Badakhchan, déclarait sous couvert d’anonymat que la présence de l’armée chinoise avait été remarquée plus d’une fois dans cette région depuis 2016. Des patrouilles conjointes afghanes et chinoises y sont en effet actives. Selon lui, la base militaire envisagée serait construite à proximité du village de Baza’i Gonbad ou Bazayi- Gumbad. Les nomades du secteur, d’ethnies wakhi et kirghize, éleveurs de yaks et de chevaux, ont des contacts sont étroits avec l’armée chinoise dont ils sont une source d’information.
Le 29 août 2018, citant des sources non identifiées ayant des liens avec l’armée chinoise, un article du South China Morning Post renouvelait la publication selon laquelle la Chine construisait un camp dans le corridor de Wakhan qui relie les deux pays et envisageait d’y faire stationner au moins un bataillon en vue de former des soldats afghans. L’information est à nouveau démentie le même jour par Hua Chunying, la porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, au cours de sa conférence de presse quotidienne : « Après examen, ce que rapporte l’article ne répond pas à la réalité ».
Le 30 août 2018, le porte-parole du ministère chinois de la Défense, le colonel Wu Qian, déclarait au South China Morning Post que la Chine était seulement dans la région pour aider l’Afghanistan à renforcer ses efforts de lutte contre le terrorisme et à protéger sa frontière commune avec la Chine. Il réfutait les informations selon lesquelles il était prévu de déployer des troupes ou d’établir une base militaire en Afghanistan : elle est simplement engagée dans une « coopération militaire et de sécurité normale » avec son voisin.
Ce même 30 août 2018, l’ambassadeur d’Afghanistan en Chine, Janan Mosazai, démentait également les informations selon lesquelles la Chine cherchait à obtenir une présence militaire en Afghanistan et indiqué que Pékin aidait l’Afghanistan à mettre en place une brigade de montagne pour soutenir les opérations de lutte contre le terrorisme, aucune force chinoise n’étant stationnée dans le pays.
Le 6 septembre 2018, l’ambassadeur Janan Mosazai déclarait dans une interview à l’agence Reuters que la Chine était prête à former des soldats afghans sur le sol chinois pour contrer les militants de l’État islamique et d’Al-Qaïda.
En conclusion
Les déclarations des autorités militaires afghanes sont loin d’être claires, sinon que le financement d’une base dans le corridor de Wakhan serait assuré par la Chine, tant pour la construction que pour son équipement, voire pour son fonctionnement. De leur côté, les responsables chinois, à Kaboul comme à Pékin, fidèles au principe du refus de l’ingérence, réfutent vigoureusement l’idée d’une installation de l’APL sur le sol afghan. D’où ces informations et désinformations successives.
La Chine est coutumière du fait. On se rappelle que le gouvernement chinois a démenti à plusieurs reprises des informations relatives à des activités militaires avant qu’elles ne se révèlent exactes. Ainsi Pékin a longtemps nié avoir construit des îles dans les eaux internationales de la mer de Chine du Sud puis les avoir armées – jusqu’à ce que le résultat des travaux de renforcement ou de poldérisation ne devienne évident pour tout le monde ; il en était allé de même pour la planification de sa base militaire à Djibouti, la première à l’étranger, finalement inaugurée en juillet 2017. Ce pourrait bien être le cas pour celle de Wakhan, tant les raisons en sont claires : fermer le passage entre sa turbulente région autonome qu’est le Xinjiang – ligne de front explicite des « trois maux » (séparatisme, terrorisme, extrémisme religieux) – et le foyer de violence permanent alimenté tout particulièrement par les Ouighours du Mouvement islamique du Turkestan oriental (ETIM) exilés en Afghanistan ou par le groupe État islamique, qu’abrite l’Afghanistan. Ce, d’autant que la Chine suspecte à tort ou à raison le Pentagone d’avoir récupéré les rescapés du groupe État islamique pour les introduire dans le théâtre afghan bloquant ainsi l’avancement des Routes de la soie tout en justifiant la présence américaine en Asie centrale.
L’efficacité d’aujourd’hui impose une coopération opérationnelle entre les deux armées, chinoise et afghane, plutôt que sur la seule intervention chinoise. La voie de la formation des militaires afghans, banale action de coopération entre deux armées, est la meilleure façon de se rendre indispensable. Pour Pékin, ce pourrait n’être qu’une étape pour parvenir à la maîtrise un morceau territoire reculé mais stratégique. La suite, dans une décennie ou deux, se devine sans surprise. Elle irait de pair avec la volonté de faire progresser les nouvelles Routes de la soie en direction de l’Iran et des républiques d’Asie centrale, à commencer par le Tadjikistan, pour, à échéance indéfinie, annexer de facto l’ensemble Pakistan-Afghanistan, permettant d’être pleinement riveraine de l’océan Indien à l’instar de sa démarche en Birmanie, de rejoindre la mer de Chine du Sud. L’encerclement de l’Inde serait alors parfait.
NB. 1 – Il faut noter que les différents articles ou rapports utilisent une terminologie différente – base militaire, camp d’entraînement, centre de lutte contre le terrorisme, etc. – et utilisent ces termes de manière interchangeable. Il existe une différence entre un centre de formation commun et une base militaire chinoise propre, une nuance qui n’est pas toujours évidente dans les rapports, notamment parce que les parties concernées (Chine, Afghanistan, Tadjikistan et le Pakistan) ne sont pas toujours très précises.
NB. 2 – Combattant les « trois maux » – terrorisme, séparatisme et extrémisme religieux –, Pékin a mis en place en août 2016 un « mécanisme à quatre pays » – Afghanistan, Chine, Pakistan et Tadjikistan – pour le partage de renseignements et la formation. Cette annonce avait été rapidement suivie par des informations selon lesquelles la Chine financerait et construirait 11 avant-postes frontaliers pour le Tadjikistan le long de la frontière afghane, ainsi qu’un centre de formation pour les gardes-frontières. En octobre 2016, la Chine a tenu ses premiers exercices bilatéraux de lutte contre le terrorisme avec le Tadjikistan, le long de la frontière afghane. Il ne serait donc pas surprenant que la Chine poursuive une forme similaire de coopération militaire et de sécurité avec l’Afghanistan.
NB. 3 – Entre Chine et Afghanistan, le corridor montagneux de Wakhan se situe à la frontière nord-est de la province du Badakhchan avec le Xinjiang, entre le Tadjikistan et le Pakistan. Son extrémité orientale, marquée par le col du Wakhjir à 4 923 m d’altitude, n’est franchie par une piste sommaire, le seul accès routier à l’extrémité du Wakhan se faisant par le Tadjikistan, un peu en dessous de 4 000 m, à l’est-nord-est du corridor : une route venant de Murghab longe l’Aksu, cours supérieur du Murghab-Bartang, jusqu’au point où sa haute vallée glaciaire, communiquant avec celle de la rivière Wakhan, offre un itinéraire entre la Chine et l’Afghanistan.
Voie de l’ancienne route de la soie, délimité en 1963 entre le royaume d’Afghanistan et la RP de Chine, ce corridor avait été conçu au 19e siècle pour séparer l’Empire des Indes de la Russie.
NB. 4 – Pékin a renforcé la coopération économique avec l’Afghanistan, riche en ressources naturelles, avec plus de 1400 gisements minéraux – notamment celui de Mes Aynak aux 450 millions de tonnes de cuivre, la seconde plus importante réserve mondiale non exploitée de ce minerai, dont l’exploitation devra coexister avec la principale découverte archéologique du pays que sont des monastères bouddhistes datés entre les IIIe et VIIe siècles.
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