Identité multiple, dans les pas de George Eliot, Jacqueline Lernie-Bouchet, l’Harmattan, décembre 2018

Approches littéraires
ETUDES LITTÉRAIRES, CRITIQUES 

La vie même de George Eliot est fascinante. Alors que la femme n’avait pas accès aux études supérieures, l’auteure apprend le français, l’allemand, le latin et le grec et un peu plus tard, l’italien, l’espagnol et l’hébreu. Très jeune, elle lit Pascal et Spinoza. 

Elle manifestera toujours un intérêt pour les questions religieuses, mais deviendra elle-même agnostique. C’est une première rupture avec son milieu familial. Sa vie commune avec George Henry Lewes, le grand critique littéraire et passeur d’idées en sera une autre. Et se cacher sous une identité masculine pour que ses écrits soient pris en considération en constitue une troisième. Entrer dans la pensée et l’oeuvre de George Eliot, c’est revoir un XIXe siècle européen dans ses différentes facettes, avec une question toujours d’actualité : qui est l’autre et quelle est sa place ?

Née en 1932 à Libreville au Gabon, Jacqueline LERNIE-BOUCHET grandit en Indochine. Elle fait ses études à l’INALCO à Paris, à l’université de Dakar et à la Sorbonne. Après une thèse sur le thème de l’étranger chez George Eliot, elle fonde une association, le Centre d’Information et de Documentation de l’Inde francophone (CIDIF), pour faire connaître les comptoirs français de l’Inde.

 

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Note de lecture  :  George Eliot et les Juifs

 

EXTRAIT du livre

Avant-propos

Rien ne pouvait laisser prévoir ma rencontre avec George Eliot, cet écrivain de l’époque victorienne, mal ou peu connue en France malgré des tentatives de traduction de certains de ses romans, améliorées ces dernières années[1]. Le hasard, oui, pour beaucoup le hasard, et pourtant ! C’était probablement écrit car cette femme romancière et philosophe du XIXe siècle m’a délivrée par son savoir et son intelligence d’une vision de la vie sans réponses à des questions diffuses.

La nation Inde n’existait pas. Sur le continent indien, une myriade de roitelets se faisaient la guerre. Il y eut l’invasion moghole puis l’occupation anglaise. Les commerçants subissaient régulièrement des razzias de bandes armées qui venaient tout piller. Je suis d’une ancienne famille dont la caste, souvent arrogante comme elle peut l’être dans un système de castes, se faisait un devoir de mépriser tous ceux qu’elle estimait inférieurs. Chrétienne et originaire de San Thome, à présent un quartier de Sennei ( Chennai ) où se trouve le tombeau de Thomas, l’un des douze apôtres du Christ, elle fut au XVIIe siècle une des familles fondatrices de la ville de Pondichéry, à la demande de François Martin qui leur promettait la sécurité. Par la suite, avec les revers de fortune, certains membres de cette famille avaient dû, à la fin du XIXe et au XXe siècle, quitter le terroir pour gagner leur vie dans les différents territoires conquis par la France. Mes grands-pères étaient déjà renonçants. Cet acte de renonciation signifiait qu’ils avaient pris la citoyenneté française en renonçant à leur statut personnel, ce qui leur a valu la francisation de leur nom ainsi que l’obligation pour leurs descendants d’adopter des prénoms se trouvant sur le calendrier de la République française, comme partout en France métropolitaine. De nombreux Pondichériens avaient déjà rejoint l’Indochine dès la fin du XIXe siècle mais c’est surtout à la suite de l’hécatombe de la Grande Guerre que la France eut besoin d’hommes pour l’administration de ses colonies. L’un de mes grands-pères et mon père étaient des magistrats appartenant à la magistrature coloniale. La République française offrait des avantages certains tout en préservant les us et coutumes de chacun jusqu’à ce qu’advienne le régime de Vichy.

J’étais alors très jeune et ne puis dire si la guerre et le fait d’être complètement coupés de la France ont poussé les Français établis en Indochine à se montrer eux aussi très arrogants et méprisants vis-à-vis des populations indigènes dans lesquelles nous étions englobés. Cette période a pourtant été pour moi non pas bénéfique mais porteuse de questions multiples. L’école laïque de Jules Ferry était toujours à l’œuvre malgré le « Maréchal, nous voilà ». Une première expérience très positive lors de ma petite enfance au Tonkin où la douceur de vivre se mariait à la lecture de Lisette et Suzette ne m’avait pas préparée à ce que j’ai ensuite enduré dans le sud de l’Indochine à partir de 1941.

Au Cambodge, mon seul refuge était la bibliothèque de Pnom-Penh, dont j’ai dévoré bon nombre d’ouvrages, y compris, en cachette, ceux que mon père empruntait et que je ne comprenais que partiellement. En contradiction totale avec ce que je vivais, j’ai découvert tout un monde de contes et légendes ainsi que toutes sortes d’ouvrages me conduisant vers une France des sentiments généreux. Le bonheur de plonger dans les romans de la comtesse de Ségur ! Jules Verne me fascinait. Penser que l’on pouvait aller au centre de la terre ou faire le tour du monde en 80 jours me conduisait dans des rêves sans fin. Il y a eu également les bandes dessinées de l’époque et les fous rire. Combien j’ai aimé Bécassine ! Ce personnage me réconfortait. Les Français de métropole pouvaient donc se moquer d’une Française comme eux ! Comment oublier Alexandre Dumas et surtout Le comte de Monte-Cristo que je connais toujours par cœur au point de rejeter toutes les adaptations cinématographiques ! Mademoiselle Duval, la bibliothécaire, m’entourait de sa bienveillance. Montaigne, Rabelais, Baudelaire, cher Baudelaire dont j’ai découvert par la suite qu’il récusait déjà le racisme, et toute cette cohorte d’hommes et de femmes prestigieux et généreux ont fait que je me suis sentie de plus en plus proche de cette culture qui a failli ne pas être la mienne et que j’appréciais.

Élevée dans les territoires d’outremer, je me battais contre les enfants Blancs qui me traitaient de « sale Malabar » et méprisaient tout ce qui les entourait. Plus tard, lisant Daniel Deronda de George Eliot, j’ai parfaitement compris ce personnage qui cherchait la dignité pour son peuple éparpillé dans le monde. Je m’étais promis de rendre coup pour coup les injures dont je n’étais pas la seule destinataire. Et je ne manquais pas de rétorquer à mes agresseurs que, plus tard, je serai dans mon pays et que je les mettrai tous à la porte. Je ne savais même pas que des nationalistes indiens se battaient pour chasser les Anglais de l’Inde. Avec toutes ces paroles séditieuses, l’on m’accusait de porter préjudice à la carrière de mon père qui était magistrat et qui cependant ne m’a jamais donné tort. Nous, les Non-Blancs, nous étions tout de même les mal-aimés de certains professeurs qui n’hésitaient pas à faire preuve d’injustice et à nous appeler sèchement par notre nom de famille alors que les enfants des Blancs avaient droit à leur prénom, avec beaucoup de bienveillance. Nous, les Non-Blancs, nous n’étions pas des leurs. Il y a cependant un professeur de français qui m’avait mis du baume au cœur. Un jour, il nous a parlé des sources des fables de La Fontaine et avait précisé que l’origine première avant même Ésope en avait été Bilpay, un conteur indien. « N’est-ce pas Mlle Lernie » a-t-il lancé tout haut en me regardant. Pour la première fois, mes camarades entendaient parler d’un poète indien dont les œuvres avaient inspiré un grand poète français. Je me souviens encore du nom de ce professeur. Il s’appelait Luciani.

Plus tard en France, j’ai appris que l’Indochine était aussi truffée de résistants. Certains ont été pris, torturés par les Japonais, exécutés. Le sujet était tabou. On n’en parlait pas et surtout pas aux enfants. Nous les enfants, nous continuions à apprendre que les Gaulois étaient nos ancêtres. Pour moi, ils le sont toujours, même mythiques, comme l’écrit si bien Edgar Morin[2]. Je me souviendrai toujours de certaines poésies de Victor Hugo.

Il y a eu le 9 mars 1945 avec la prise de pouvoir de l’Indochine par les Japonais. Ce fut une période très difficile. Mais très rapidement, nous avons appris la fin de la guerre après la bombe atomique sur Hiroshima. C’était le début de la fin pour les Français en Indochine. Personnellement, je m’en réjouissais. Ma haine pour le colonisateur français, je l’ai longtemps gardée en moi jusqu’au jour où, en France, j’ai rencontré un être merveilleux, mon époux depuis plus de soixante ans.

Après la guerre, nous fûmes d’abord évacués à Pondichéry, toujours comptoir français, dans l’attente d’une affectation pour mon père. J’y ai continué ma scolarité au Lycée français jusqu’à la première partie du baccalauréat. Cette période a été l’une des plus exaltantes de ma vie puisque j’ai non seulement fait ce que l’on appelait autrefois les humanités mais aussi vécu avec émotion, heure par heure, les événements précédant l’indépendance de l’Inde, la partition, les efforts du Mahatma Gandhi pour empêcher la tuerie entre hindous et musulmans, son assassinat. À sa mort, j’ai pleuré pendant plusieurs jours.

Il n’était cependant pas facile d’accepter les traditions surannées et toujours insupportables imposées à la jeune fille et à la femme dans l’Inde tout entière. Mon père ayant été affecté dans une colonie française d’Afrique, je me suis retrouvée en France à partir de 1951. Et j’y ai découvert des hommes et des femmes qui ne ressemblaient en rien à ceux que j’avais côtoyés en Indochine. Pensionnaire chez les Ursulines à Dole dans le Jura, j’avais pour professeur de philosophie, mère Anselme, merveilleuse créature, qui nous faisait prier pour « le franc Pinay », je me demandais bien pourquoi. Elle m’avait aussi accueillie en s’excusant presque de  […]

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