Après de longues fiançailles, vingt années de brouilles et de retrouvailles, l’union des États Unis avec la Chine vole en éclat. Les deux vieux époux s’envoient des assiettes à la figure. Espérons que cela n’aille pas plus loin !
Dès l’indépendance des États-Unis, des marchands américains s’embarquent vers l’Asie, exportent des peaux de loutre à la Chine, se procurent de l’opium dans l’Empire ottoman qu’ils vendent en Chine. Ils sont stupéfaits par la taille de Canton : 1 million d’habitants, soit un quart de la population des États-Unis en 1800 ! Le commerce avec l’Asie suit l’ascension du pays de George Washington, qui achète l’Alaska en 1867, annexe Hawaï en 1898 et envahit les Philippines en 1899. La Chine importe alors la moitié du coton américain, la matière première de sa nouvelle industrie du textile. L’idée qu’un vaste marché chinois attend les Américains est ancrée dans l’esprit des hommes d’affaires de l’ancienne colonie britannique. En 1930, alors que les échanges nippo-américains sont plus importants, Carl Crow, un homme d’affaires américain établi à Shanghai, écrit 400 millions de consommateurs. Le dernier chapitre de ce livre fait miroiter les conséquences d’une évolution anodine : si chaque Chinois mangeait une pomme, il n’y aurait pas assez de navires pour satisfaire leur appétit !
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Vu de Chine, les États-Unis sont le « Beau Pays », (Meiguo, 美国). La fin des guerres de l’opium ouvre la porte aux missionnaires protestants : au début du XXème siècle, ils sont 2 500 (avec femmes et enfants). Parmi eux, mille Américains ouvrent des écoles et la première université de médecine réservée aux femmes, une activité dont le développement est financé par la fondation Rockefeller dans les années 1920 et 30. Les échanges ne se résument pas au commerce. À la fin du siècle, Howqua, l’un des « treize Hong », les intermédiaires obligés des échanges, est l’un des hommes les plus riches au monde. Il a fait des placements importants dans le « Beau Pays ». Il n’était pas le seul. Dans une brève du 11 août 1869, le New York Times signale l’arrivée de « Chinois distingués » en Californie. Les échanges sino-américains se développent moins vite que les échanges nippo-américains qui subissent la détérioration des relations entre Washington et Tokyo après les mesures prises pour freiner l’immigration japonaise en 1907. Sans être directement impliqués dans « la guerre de quinze ans » entre le Japon et la Chine, les Américains y participent en aidant les troupes de Chiang Kaï-chek à résister à l’agression japonaise.
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La Chine demeure la priorité des États-Unis : en 1944, le département du Commerce prévoit qu’après la guerre elle sera son premier partenaire commercial en Asie. Ces prévisions sont déjouées par la guerre froide et la participation de la Chine à la guerre de Corée. Des troupes chinoises se battent contre des soldats américains dans cette guerre (1950-53) qui fait 3 millions de victimes et s’achève sur un statu quo dans la péninsule.
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L’IDYLLE
En 1971, les États-Unis se rapprochent de la Chine pour sortir du guêpier vietnamien. Depuis, Républicains et Démocrates suivent le conseil de Richard Nixon : « Le monde sera dangereux tant que la Chine ne changera pas et notre objectif est de susciter ce changement. » En 1980, Washington offre à Pékin la clause de la nation la plus favorisée. Son renouvellement – y compris après le massacre de Tiananmen en 1989 – permet une progression rapide des produits made in China sur le marché américain. Surestimant leur influence et pariant que l’émergence d’une classe moyenne aboutira à la démocratisation, les États-Unis appuient la candidature de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), tout en lui imposant des conditions plus dures qu’à l’Inde.
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Cette adhésion en 2001 provoque un choc. Jusqu’à 2007, la Chine double sa part de marché aux États Unis, et les Américains traitent avec une « négligence bénine » leur déficit : les Chinois investissent leurs excédents en bons du Trésor. L’historien Niall Ferguson annonce la naissance de la « ChinaAmerique », un G2 qui pourrait régir le monde. De son côté, la société Goldman Sachs évoque un accord implicite – un Bretton Woods 2 – entre la Chine et les États-Unis qui ont tout à gagner de l’intensification de leurs relations économiques. L’émergence chinoise est applaudie par Wall Street et les entreprises de la Silicon Valley, mais aussi par les ménages américains : les produits chinois low-cost améliorent leur pouvoir d’achat.
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La Chine est le premier fournisseur des États-Unis, qui sont le premier débouché des exportations chinoises. Les ventes des filiales américaines en Chine sont supérieures aux exportations des États-Unis vers la Chine. Pour les plus grandes entreprises, le marché chinois est autant, voire plus important que le marché américain. Elles réalisent des transferts de technologie considérables et des profits tout aussi élevés. L’imbrication ne se limite pas aux grands noms de l’industrie électronique ou de l’automobile, comme le montre la lecture du « Cahier de doléances » ouvert par le département d’Etat au Commerce en 2018 pour recueillir les avis de plus de 3000 entreprises touchées par les hausses de droits de douane. Trois cent mille étudiants chinois étudient en Amérique et leurs frais de scolarité assurent des rentrées confortables à l’Ivy League. Trois millions de touristes chinois visitent les États-Unis et autant de touristes américains l’empire du milieu.
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La Chine résiste à la crise mondiale de 2008 grâce à l’ambitieux programme de modernisation de Pékin. Depuis 2009, le gouvernement investit plus en dollars courants que les États-Unis. L’économie chinoise reste robuste alors que l’économie américaine sort lentement de la crise. Mesuré en parité de pouvoir d’achat, le PIB chinois dépasse le PIB américain en 2014 : un « effet spoutnik » aux États Unis. Décidé à contenir la montée en puissance de la Chine, Barack Obama adhère à une initiative de la Nouvelle-Zélande et de Singapour, l’accord de libre-échange transpacifique (Trans-Pacific Partnership, TPP). Le traité propose une intégration basée sur des règles commerciales, sociales et environnementales, toutes difficiles à accepter par Pékin. Critiquée par Hillary Clinton, ce plan est abandonné par Donald Trump qui, un an après son élection, lance les hostilités contre la Chine, tout en tressant des louanges à Xi Jinping.
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LE DIVORCE
L’offensive se déroule sur plusieurs fronts : le commerce avec des droits de douane porté à des niveaux sans précédent depuis 1993 ; la technologie en freinant les rachats d’entreprises américaines et les exportations de biens sophistiqués vers la Chine, tout en exerçant des pressions sur les pays alliés pour qu’ils n’adoptent pas la technologie de Huawei. La trêve commerciale du 15 janvier dernier ne signifie pas la fin des hostilités qui s’exacerbent à mesure qu’augmentent les décès de la Covid-19 et se rapprochent l’échéance de présidentielle américaine.
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Réagissant à la décision de Pékin d’imposer une nouvelle loi de sécurité nationale à Hong Kong, Trump annule le statut spécial de l’ex-colonie britannique. Cette décision profitera à Singapour et handicapera les entreprises chinoises qui lèvent des capitaux sur le marché hongkongais. En même temps, le président américain interdit aux fonds de placement publics américains d’investir dans des sociétés chinoises et, au grand dam des milieux financiers, il cherche à fermer Wall Street aux entreprises de Chine. Pékin n’ayant pas autorisé la réouverture des vols des compagnies américaines vers la Chine, Trump a menacé d’arrêter les vols chinois : ce qui a amené la Chine à revenir sur sa décision, une volte-face critiquée sur les réseaux sociaux chinois.
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Le ton monte entre les deux grandes puissances. Le très nationaliste Global Times, organe au Parti communiste chinois, a plaidé pour que la diplomatie de la Chine s’inspire du « Rambo chinois ». Le héros du film Wolf Warrior se bat contre les Américains et libère ses compatriotes pris en otages en Afrique. À Washington, un tweet présidentiel avertit que 100 accords avec la Chine n’effaceront pas les 100 000 morts du coronavirus. Républicains comme Démocrates sont vent debout contre la Chine. Donald Trump critique Jo Biden d’avoir été trop mou envers Pékin et Biden critique Trump « qui roule pour la Chine », en rappelant les louanges du milliardaire sur la réussite chinoise dans la lutte contre la Covid-19.
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A-t-on atteint un point de non-retour dans la dégradation des relations bilatérales ? Va-t-on vers une guerre froide entre des économies toujours très imbriquées en dépit d’un commerce bilatéral moindre au premier trimestre et de la dégringolade des investissements chinois aux États-Unis. Selon Lawrence Summers, le découplage de la ChineAmérique serait une destruction mutuellement dévastatrice pour les deux pays, et pour le reste de l’Asie. Dans un article paru dans Foreign Affairs, le Premier ministre singapourien Lee Hsien Loong rappelle les dangers de la position américaine : « Les États-Unis ne sont pas une puissance déclinante, ils conservent leur résistance et leur force qui attire les meilleurs talents : sur les neuf Prix Nobel d’ethnie chinoise, huit sont de nationalité américaine. De son côté, la Chine possède un formidable dynamisme et une technologie avancée qui faisait défaut à l’économie soviétique. Une confrontation entre ces deux puissances ne se terminera pas comme la guerre froide par la défaite paisible d’un des deux pays. » Ni Pékin, ni Washington ne gagneraient à un conflit entre leurs économies imbriquées. C’est ce qu’écrivait Norman Angell à propos de Londres et Berlin dans un ouvrage traduit en quatorze langues et publié quelques années avant la Première Guerre mondiale.
Jean-Raphaël Chaponnière, Asie21