Jacques Weber, Les Indes savantes, 2019
L’ouvrage de Jacques Weber, historien reconnu, concerne en premier lieu les anciens comptoirs français mais il ne se limite pas à eux. C’est une vue globale de l’action de la France dans l’ensemble de l’Inde d’alors (incluant donc le Pakistan et le Bangladesh actuels) à travers les siècles que présente l’auteur. Le livre couvre les interventions étatiques et les initiatives individuelles, sous leurs divers aspects politiques, économiques, sociaux, militaires, culturels, d’où son très grand intérêt.
Compte tenu de son nombre de pages (981) on pourrait croire que la lecture de ce volumineux ouvrage est difficile. Il n’en est rien. L’ouvrage se divise en chapitres relativement courts, accompagnés d’illustrations et de photographies. Ainsi, la lecture en est agrémentée. Les illustrations en noir et blanc figurent dans le corps du texte, celles en couleur en fin de chaque chapitre. Il faut parfois jongler des unes aux autres pour les regarder mais cela ne constitue pas une gêne excessive. Dans un souci de rigueur scientifique Jacques Weber indique de nombreuses références, portées en bas de pages et non après les chapitres ou à la fin du livre, ce qui rend plus facile la tâche des lecteurs voulant connaître les sources.
Jacques Weber laisse parler les auteurs français et étrangers. Il cite des extraits de leurs oeuvres, véritables divertissements et enrichissements. Ainsi sont reproduites des analyses de Voltaire sur la situation en Inde notamment dans son Précis du Siècle de Louis XV], les critiques de Montesquieu sur la gestion des terres en Inde émises dans son ouvrage De l’esprit des lois et des passages lyriques du livre de Pierre Loti L’Inde sans les Anglais. Ces citations puisées dans des sources nombreuses et diversifiées renforcent l’argumentation. L’auteur a aussi utilisé les mémoires et thèses de ses étudiants à l’Université de Nantes en les mentionnant avec une grande honnêteté, ce qui n’est pas toujours le cas dans le monde universitaire.
En toute logique, comme le suggère le titre, le livre s’articule dans l’ordre chronologique. Mais, tout en le respectant, il offre aussi des chapitres thématiques, par exemple sur le rôle et l’influence des aventuriers français à Lucknow, à Hyderabad, chez les Marathes et chez les Sikhs, sur les ambitions de Bonaparte/Napoléon, sur les activités des missionnaires français, sur les migrants dans nos colonies de l’océan Indien et dans les Antilles, sur la vie quotidienne à Pondichéry au XIXe siècle…
Des pages fort intéressantes sont consacrées à la description des desseins de Bonaparte/Napoléon à l’égard de l’Inde à laquelle il a toujours pensé. Pour ce faire, l’auteur a exploité des sources jusqu’alors peu connues, voire inconnues.
Le rappel de Dupleix par Louis XV aboutit à l’éviction de la France en Inde en 1761, date de la chute de Pondichéry. Il avait pourtant établi une réelle influence sur une partie du Deccan. Et le génial Bussy fut abandonné. Ces deux hommes, plus encore le second que le premier, suscitent l’admiration de l’auteur. Pour lui, il ne fait aucun doute que, hormis les belles réussites de la Compagnie des Indes de 1720 à 1746, toutes les interventions étatiques françaises ont échoué. Les succès rencontrés s’expliquent par des initiatives individuelles conduites par des aventuriers qualifiés de brillants par l’auteur, administrateurs civils, officiers, scientifiques, agissant pour leurs propres comptes. Au service de princes indiens, ils se sont passionnés pour le pays, Claude Martin à Lucknow, Raymond à Hyderabad, de Boigne à Aligarh (on est surpris d’apprendre qu’il a sauvé le Taj Mahal menacé de ruine), les généraux Allard, Ventura et Court à Lahore. Ils furent aimés par les populations qui en conservent parfois le souvenir, comme Raymond à Hyderabad et Allard à Lahore alors qu’ils sont oubliés en France. Certains, par nécessité, composèrent avec les Britanniques mais, comme le laisse entendre l’auteur, on ne peut pas le leur reprocher compte tenu de l’indifférence de la France.
Au fil des pages, l’auteur montre très bien l’absence de vision stratégique française, les rivalités franco-françaises (Dupleix contre La Bourdonnais, Bussy versus Dupleix, Boyelleau versus Law, Madec versus autres officiers, aussi lors du siège de Pondichéry en août 1793, guerre opposant Perron à Raymond). Il mentionne aussi les actes d’insubordination, notamment dans la flotte de Suffren en 1782. Tout cela fait le jeu des Britanniques qui font preuve de réactivité et maîtrisent la collecte et le traitement des renseignements.
L’auteur souligne l’humiliation de la France en citant des exemples, notamment la présence pendant une certaine période d’un résident anglais à Pondichéry et la direction d’une banque française à Bombay confiée à certains moments à un Anglais. Il analyse de manière très détaillée la mauvaise foi et l’hostilité des Britanniques à notre égard, en particulier lors de la restitution de nos établissements indiens après la période napoléonienne. L’auteur montre bien que les Britanniques sont les maîtres du jeu en ce qui concerne le recrutement sur leurs territoires indiens de coolies à destination des colonies françaises, la Réunion et les Antilles dont le développement est compromis.
Au delà des descriptions factuelles précises, l’auteur élabore une synthèse des événements en Inde replacés dans l’ensemble du monde. Il établit les interactions existant entre les environnements politiques d’Europe, d’Amérique, et ceux de l’Inde. Elles aident à mieux comprendre le désintéressement de la France envers l’Inde et les confrontations opposant en Inde les Français et les Britanniques.
Étant donné la densité de l’ouvrage, une chronologie des principaux événements serait bien utile en fin d’ouvrage car les faits relatés sont tellement nombreux qu’on se perd parfois dans les dates. L’index se limite aux noms de personnes. Un index complémentaire sur les sujets abordés le complèterait utilement. De même, un glossaire ne serait pas superflu, même si le sens des termes spécifiques est mentionné en notes de bas de pages dans le texte.
Jacques Weber a signé un ouvrage d’érudition, une œuvre maîtresse qui servira de référence à tous ceux intéressés par l’histoire des relations entre notre pays et l’Inde. Il sera difficile de réaliser un travail plus complet. Certes, d’autres faits auraient pu être ajoutés, comme le périple à la périphérie de l’Inde du commandant Bouillane de Lacoste à la fin de l’année 1906 relaté dans son livre Autour de l’Afghanistan (aux frontières interdites), librairie Hachette et Cie, Paris, 1908 et comme le passage d’un colonel français, au nom à vrai dire inconnu, dans les zones pachtounes en 1939 signalé par l’écrivain anglais John Masters dans son ouvrage Bugles and a tiger, édition New English Library, Londres, décembre 1969, page 236. Mais ce ne sont là que des événements insignifiants.