Pour aveugler les tigres. Stratégie nucléaire de la Chine. Armes et doctrine, d’Édouard Valensi, L’Harmattan, 2021

« La bombe atomique, disait Mao Zedong, est un tigre en papier dont les réactionnaires américains se servent pour effrayer les gens… »

Le 6 août 2020, l’Armée populaire lançait en direction de deux porte-avions américains procédant à un exercice en mer de Chine méridionale le missile chinois DF-26. Le défi que se jettent depuis plusieurs années les États-Unis et la Chine dans ce point chaud du monde prenait réalité. L’ouvrage d’Édouard Valensi apporte un rappel des étapes de la mise en place du dispositif nucléaire chinois et des éléments de réponse à la question : « Et après ? »

Bref historique

Le début se situe en France, à la fin des années 1930. Le physicien Qian Sanqiang découvre la division en trois du noyau d’uranium à l’origine du phénomène de fission auprès de Frédéric Joliot-Curie. De retour en Chine, il établit la politique chinoise de recherche nucléaire en 1949, à la grande satisfaction de Zhou Enlai. Quant au programme nucléaire militaire, il débute en 1955 avec l’aide de l’Union soviétique, laquelle prendra fin en 1960, laissant la Chine continuer seule. Le relai sera pris par une équipe de jeunes scientifiques de très haut niveau qui renonceront à une carrière scientifique pour servir leur pays. Ils resteront cloîtrés pendant des années dans un site tenu secret situé sur le haut plateau tibétain, l’usine d’État 221. Sous l’autorité d’une personnalité hors du commun, le maréchal Nie Rongzhen, ils concevront, élaboreront et assembleront les composants de la première bombe, laquelle sera testée par une explosion au sol en octobre 1964. En mai 1965, larguée depuis un avion, elle deviendra une arme. Un engin thermonucléaire, couplant fission et fusion, avait été parallèlement mis en chantier en 1961 : la bombe à hydrogène d’une puissance de 3,3 mégatonnes est testée au sol avec succès en décembre 1966, puis larguée de même en juin 1967.

La Grande révolution culturelle prolétarienne (1966-1976) ayant dispersé ceux qui avaient conçu le programme nucléaire, les progrès ont stagné pendant des décennies. Au milieu des années 90, l’entrée en service des missiles Dong Feng (东风, Vent d’est), dont le DF-5, porteur de têtes de 3 mégatonnes dimensionnées pour la destruction de mégapoles marque un saut décisif. Mais ces missiles en silo à propulsion liquide sont vulnérables à une première frappe. Il faut donc à les disperser ce qui contraint de les produire en nombre. Les cinq derniers tests souterrains sont réalisés entre octobre 1993 et juin 1996. Un mois après, la Chine signe le Traité d’interdiction des essais nucléaires.

Quant aux différents missiles actuels dont l’auteur passe en revue les caractéristiques, deux d’entre eux méritent d’être cités pour leur complémentarité dans l’emploi : 

  • Le DF-26, présenté en 2015, est un missile antinavire à double capacité, conventionnelle et nucléaire, de moyenne portée, 3 500-4 000 km, à haute précision de ciblage, préstratégique (quasi-tactique sans intervenir sur le champ de bataille). Couvrant largement le voisinage maritime du pays il constitue la principale menace qui pèse sur les bases et les navires américains dans la zone Asie-Pacifique.
  • Le DF-41, socle de la dissuasion balistique, est un missile stratégique intercontinental mobile rail/route, présenté en 2019. D’une portée de 12 à 15 000 km, ce missile mirvé (MIRV, Multiple Independently targeted Reentry Vehicle) est doté de six à dix ogives (ou têtes) manœuvrantes de 100 KT à ciblage indépendant, aux performances équivalentes à celles des derniers missiles américains ou français. Sa portée lui permet de couvrir le territoire américain. Ces têtes et leur chargement constituent un saut technologique fondamental, car aucun bouclier anti-missile existant n’est capable d’intercepter l’ensemble des têtes d’un tel missile. Par ailleurs, leur faible puissance inscrit les forces nucléaires chinoises dans le mouvement engagé par les États-Unis, qui veille à circonscrire les effets

 

Dispositif

Du ressort de la puissante Commission militaire centrale, la triade nucléaire chinoise, comprend selon l’exemple américain trois composantes, terrestre, aéroportée et maritime.

  • Composante terrestre : missiles à capacité stratégique de portée supérieure ou égale à 11 000 km, affectés à des objectifs sur le territoire continental américain ;
  • Composante aéroportée : missiles à vocation tactique, capables de cibler les unités de la marine américaine ;
  • Composante maritime : missiles balistiques à vocation stratégique mer-sol JL-3 (Jù Làng, 巨浪, Vague géante) équipant un, voire deux sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de troisième génération, en cours de développement (classe Tang type 096, indétectable par les techniques conventionnelles). Entrée en service prévue en 2025, plus probablement en 2030-35.

 

Les sept sites souterrains de stockage de l’armement nucléaire sont dispersés sur le territoire, les missiles dans six d’entre eux, les ogives, à part, dans le septième. Un système d’alerte précoce par satellite est en développement avec le concours de la Russie pour remplacer les dispositifs jugés insuffisants.

 

Doctrine d’emploi

L’immensité du territoire chinois est, si l’on peut parler ainsi, la première arme de Pékin, car elle interdit à elle seule que le pays puisse être anéanti. Les forces nucléaires viennent en second. La doctrine d’emploi est fondée sur deux traits fondamentaux :

 

Laissant aux États-Unis la responsabilité stratégique et morale d’un « coup d’envoi » rompant le tabou nucléaire – ce qu’ils n’oseront pas pense Pékin –, la Chine se donne ainsi le beau rôle, contrastant avec celui de la position adverse. En effet, Washington qui la considère comme la principale menace à sa sécurité, lui oppose d’emblée une barrière nucléaire ouvertement programmée.

 

Chine – États-Unis : un contexte géostratégique dissymétrique

Si, depuis l’île de Guam, les États-Unis peuvent lancer une attaque aérienne sur le territoire chinois, les cibles américaines majeures sont toutes hors de portée des avions chinois. Pour qu’ils soient menaçants, les vecteurs sol-sol chinois devraient symboliquement avoir une portée stratégique minimum équivalente à la distance entre Pékin et Washington, soit 11 150 km environ, alors que 6 370 km « seulement » séparent Anchorage de la capitale chinoise.

Ces contraintes géostratégiques de pays à pays – à l’avantage des États-Unis – sont incontournables. En revanche, il n’en irait pas de même pour un théâtre d’opération potentiel comme celui de la mer de Chine du Sud. Les bombardiers nucléaires chinois peuvent aisément y intervenir à l’éventuelle rencontre de la 7e Flotte américaine, tout comme en mer des Philippines et dans l’océan Pacifique nord.

Quant à un affrontement nucléaire, Pékin ne l’envisage aucunement sur son territoire, mais en mer, ciblant une 7e Flotte américaine venue s’en prendre aux archipels militarisés en mer de Chine ou soutenir les séparatistes de Taïwan, évitant ainsi de porter atteinte aux « compatriotes » de cette province chinoise : la Chine ne se mutilera pas.

Hormis un conflit ouvert, peu vraisemblable, la Chine, qui se refuse à lancer la première frappe nucléaire et connaît son infériorité militaire, doit confirmer sa crédibilité en cultivant sa capacité à échelonner des avertissements de plus en plus mordants. Le processus dissuasif peut ainsi aller de la mise en garde diplomatique à la réalisation d’explosions nucléaires non létales en prenant soin d’alerter à chaque étape l’opinion publique chez l’agresseur et ses alliés, de façon qu’à son détriment, l’affaire prenne un tour politique.

Avec la future classe de sous-marin de type 096 porteur de missiles JL-3 (巨浪, « vague géante »), la Chine pourrait disposer vers 2025 d’une composante nucléaire mer-sol balistique d’une portée allant jusqu’à 12 000 km en opération.

D’ici à 2035, année présumée de la maturité de ses forces nucléaires, la Chine, qui s’interdit de lancer la première frappe, aura su concevoir de sérieuses mises en garde. L’auteur les imagine de deux ordres et spectaculaires :

  • L’évacuation de quelques métropoles chinoises ;
  • Une explosion à très haute altitude, génératrice d’impulsions électromagnétiques, au large de la côte occidentale des États-Unis, endommageant les systèmes électroniques des navires et des avions et faisant disjoncter les réseaux électriques sur le territoire américain.

Voilà qui devrait conduire Washington à rechercher une solution de compromis qui solderait la guerre froide en mer de Chine. Ce compromis pourrait avoir pour objectif la réunification des deux Corées et un statut d’autonomie pour Taïwan.

L’auteur conclut : un accord « gagnant-gagnant », qui permettrait d’amorcer un désarmement nucléaire – avec l’aide éventuelle, pourquoi pas ? – d’une France forte de sa culture militaire et, comme les États-Unis et la Chine, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies.

 

Recension, Rémi Perelman, Asie21

 

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Édouard Valensi est resté pendant plus de dix ans à la tête de la cellule de programmation de la force de dissuasion française au sein de la Délégation générale pour l’armement (Ministère des Armées). Aujourd’hui, il contribue régulièrement à la Lettre confidentielle produite par le Groupe de réflexion prospective Asie21-Futuribles international.

 

Référencement de l’ouvrage :

Édouard Valensi, pour aveugler les tigres. stratégie nucléaire de la chine. armes et doctrine, Paris, L’Harmattan, 2021, 142 pages, 18,50 €.

 

L’auteur a également publié chez le même éditeur :

la dissuasion nucléaire

  1. 1 : manuel d’emploi, 2012 ;
  2. 2 : les terrifiants outils de la paix, 2012.

l’aventure nucléaire française

  1. 1 : les ergots du coq, 2013 ;
  2. : prélude au désarmement, 2015.

 

 

 

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