Asie du Sud-Est : Tectonique géopolitique dans le bassin du Mékong

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Asie du Sud-Est

Tectonique géopolitique dans le bassin du Mékong

Par Rémi Perelman, Asie21, novembre 2021

SOMMAIRE

Première partie. Le jeu des institutions

I – États-Unis-Chine, entre rivalité et ajustements

Encadré 1. Partage géographique du bassin du Mékong

II – Des structures multinationales aux personnalités accusées

1- La Commission du Mékong, Mekong River Commission, MRC

Encadré 2. Les services des données et de l’information de la CMR

2) La Région du grand Mékong, Greater Mekong Subregion, GMS

3) Partenariat Mékong-États-Unis

4) Coopération Lancang Mékong

Encadré 3. Les onze barrages sur le cours supérieur du Mékong (Lancang)

Encadré 4. Incidence des barrages chinois sur le cours inférieur du Mékong

Encadré 5. Questions sur la LMC, soumises à recherche par l’Institut des économies en développement de la JETRO

4 bis – L’Institut du Mékong

Encadré 6. Les projets confiés par la LMC et l’Institut du Mékong

4 ter – Le Centre mondial d’études sur le Mékong

 

Deuxième partie. Le jeu des infrastructures 

I – La Chine descend vers le sud

Encadré 7 Population chinoise dans les pays du Mékon

1) Le pivot du Yunnan

2) Le réseau ferroviaire chinois

3) La concurrence japonaise

Encadré 8 Les trois grands plans ferroviaires

II – L’infrastructure classique : les trois couloirs ferroviaires

1) Le couloir birman ou route de l’Ouest

2) Le couloir lao-thaïlandais ou route centrale

Encadré 9 La Thaïlande modifie radicalement un accord avec Pékin

Encadré 10 Yunnan-Laos-Cambodge, couloir potentiel vers la mer de Chine du Sud

3) Le couloir vietnamo-khmer ou route oriental

III – Une infrastructure duale : l’opération Dara Sakor

1) La réserve foncière ou « la RP de Chine peut agir au Cambodge comme chez elle »

Encadré 11 Plaquette promotionnelle du projet Dara Sakor

2- L’attrait touristique de la côte : Sihanoukville et Dara Sakor

Encadré 12 Le groupe Prince Holding Group Ltd

3- Les infrastructures de Dara Sakor

 

***

Première partie. Le jeu des institutions

I – États-Unis-Chine, entre rivalité et ajustements

Si en Indo-Pacifique, la situation en mer de Chine méridionale et la possible force sous-marine à propulsion nucléaire australienne font l’actualité, quasiment rien n’émane de l’abcès qui mûrit dans le vaste bassin fluvial (une fois et demie la superficie de la France) du Mékong. Il concerne six pays dont cinq forment la moitié des effectifs de l’ASEAN et qui, à l’instar du corridor économique sino- pakistanais en gestation, relie la Chine aux mers chaudes. Comme tel, il constitue pour les deux hyper puissances un terrain stratégiquement sensible.

La position de l’Himalaya chinois en amont, la faible gouvernance de ses voisins méridionaux et la présence d’une diaspora influente donnent l’avantage à Pékin, juxtaposant en outre la puissance économique chinoise et trois des pays les moins avancés du monde (Birmanie, Cambodge, Laos). Sa liberté de manipulation du débit fluvial et des données correspondantes lui offre un levier sur les pays de l’aval dans la bataille feutrée que s’y livrent depuis plusieurs décennies les deux camps. Les armes utilisées y sont les institutions de gestion de l’eau enrôlant globalement, de part et d’autre, les mêmes pays. Seule, la couleur de leur parrainage les distingue. Mais, là encore, la Chine a l’avantage d’être l’un des acteurs du terrain, les États-Unis ne disposant que de son influence et de son argent.

En aval, les modifications négatives de débit du fleuve sont imputées à l’équipement hydroélectrique de son cours supérieur – en territoire chinois, ce dont s’est constamment défendu Pékin. La Chine n’a utilisé l’arme institutionnelle qu’après avoir utilisé celle du fait accompli, une fois les travaux quasiment terminés (en novembre 2020, la Chine avait construit 11 barrages sur le cours supérieur – la Lancang – et 11 autres barrages principaux sur le Mékong inférieur. 120 barrages dans les affluents sont en construction ou en projet).

En revanche, après avoir mis en place l’Initiative du Mékong inférieur en 2009 (administration Obama, Hillary Clinton) les États-Unis sont revenus à la charge en 2020 (administration Trump), en la rebaptisant sous le nom explicite de Partenariat Mékong-États-Unis. Enfin en 2021, avec le cercle des Amis du Mékong (administration Biden), Washington ouvre le cercle des donateurs invités à participer à son côté au développement de la région. Malgré leurs appellations différentes, il n’est pas abusif de considérer que ces trois organismes suscités par les États-Unis n’en font en réalité qu’un.

Au total, quatre structures multinationales à compétence spécifiquement régionale sont donc opérationnelles dans la région.

1) Commission du Mékong

2) Sous-région du Grand Mékong

3) Partenariat Mékong-États-Unis

4) Coopération Lancang Mékong (Chine) et ses deux institutions auxiliaires :

4 bis) Institut du Mékong

4 ter) Centre mondial d’études sur le Mékong

 

Toutes se placent sous le signe du développement, mais la portée des deux premières – la « Commission du Mékong » et la « Sous-région du Grand Mékong » – est technique et concerne respectivement la surveillance du fleuve et le développement économique du bassin.

Les deux autres – la « Coopération Lancang-Mékong » et le « Partenariat Mékong-États-Unis » – placent l’aide à économie et aux communautés humaines au service d’influences politiques, respectivement celles de Pékin et de Washington.

Quant au contour territorial de chacune d’entre elles, il n’est guère varié et a quelque peu évolué au cours du temps. Il tourne autour d’un noyau de base invariable composé des cinq pays suivants : Birmanie, Cambodge, Laos, Thaïlande, Vietnam.

La Chine s’y ajoute comme pays du bassin au titre de ses provinces du Yunnan et du Guangxi, puis en tant qu’État initiateur dans la Coopération Lancang Mékong. La Chine et la Birmanie ne sont pas parties à l’accord de 1995*, mais leur adhésion est explicitement prévue à date indéterminée.

Symétriquement, les États-Unis sont présents comme initiateurs dans l’Initiative du Mékong inférieur et ses dérivés et absents dans les structures où la Chine est présente, même comme pays observateur. En revanche, ils se font accompagner chez les Amis du Mékong par l’Australie et la Nouvelle-Zélande, le Japon et la Corée du Sud ainsi que par l’Union européenne. Dans le cadre de sa « stratégie indo-pacifique libre et ouverte », le Japon conduit une coopération** visant le développement d’une société centrée sur les personnes, la qualité des infrastructures et de l’urbanisation, le développement durable.

*L’Accord du Mékong de 1995, outre la Commission du Mékong, a établi trois règles de base afin de maintenir les flux les plus critiques dans le cas des projets de développement en garantissant 1) au moins un débit naturel mensuel minimum acceptable pendant chaque mois de la saison sèche, 2) un flux inversé naturel acceptable du Tonle Sap durant la saison des pluies et 3) des débits de pointe quotidiens moyens supérieurs à ce qui se produit naturellement en moyenne pendant la saison des crues.

**Inauguré en novembre 2009, le sommet Mékong-Japon est un mécanisme de coopération entre les cinq pays du Mékong (Laos, Cambodge, Birmanie, Thaïlande, Vietnam). La collaboration Mékong-Japon est connue sous le nom de coopération entre le Japon et les pays de la Stratégie de coopération économique Ayeyawady-Chao Praya-Mekong (ACMECS).

Encadré 1. Partage géographique du bassin du Mékong

                    Pays

Surface de bassin (km²)

      Part de bassin (%)

Laos

198 400

25,42

Thaïlande

194 100

24,87

Chine (Province du Yunnan)

168 400

21,58

Cambodge

157 000

20,11

Vietnam

35 000

4,49

Birmanie

27 500

3,53

(d’après Wolf et al., 1999, in : La gestion par bassin versant : du principe écologique à la contrainte politique – le cas du Mékong,

Bastien Affeltranger and Frédéric Lasserre, Vertigo, Volume 4 Numéro 3 | décembre 2003)

II – Des structures multinationales aux personnalités accusées

 

1- La Commission du Mékong, Mekong River Commission, MRC, [1957] 1995

 FICHE SIGNALÉTIQUE

Commission du fleuve Mékong (Mekong River Commission, MRC), Nations unies.

Date de création : avril 1995

Initiateur : Commission économique et sociale [des Nations unies] pour l’Asie et le Pacifique, CESAP

Statut : organe intergouvernemental consultatif

Mission : dialogue et coopération régionale aux fins de recueil des données et informations essentielles à la gestion durable des ressources en eau et connexes dans le bassin inférieur du Mékong (surveillance, évaluation, partage, coordination, tendances et prévisions, dialogue, aide à la prise de décision et coopération).

Pays membres :

Cambodge, Laos, Thaïlande, Vietnam

Membres observateurs : Birmanie, Chine.

Siège : Vientiane depuis 2005 (auparavant : Bangkok et Phnom Penh

Chiffres

Superficie du bassin : 810 000 km2

Population du bassin : 72 millions env. Prévision : 100 millions vers 2025.

 

*

Une économie de l’eau

La MRC est la plate-forme régionale pour la diplomatie de l’eau dans le bassin du Mékong ainsi que le pôle de production et de diffusion des connaissances nécessaires à la gestion des ressources en eau pour le développement durable de la région. À ce titre, son service des données et de l’information fait référence pour toutes les parties.

L’histoire en fait la première initiative destinée à réguler les activités dans la région du Mékong. En 1957 – dix ans avant l’ASEAN –, la Commission économique des Nations Unies pour l’Asie et l’Extrême-Orient, ECAFE, engage une étude de faisabilité développement des ressources hydrauliques dans le bas Mékong avec un modèle en vue, celui de la Tennessee Valley Authority (New Deal, années 1930). La coopération entre les pays riverains du Mékong est logiquement considérée comme un prérequis. Le contexte de la guerre froide entre l’Union soviétique et les États-Unis conduit ceux-ci à n’associer que les régimes pro-occidentaux de la région : Thaïlande, Laos, Cambodge et Vietnam – indépendant depuis 1954. Ainsi naissent en 1958 le Comité pour la coordination des études sur le bassin inférieur du Mékong (en bref : Comité du Mékong ou Mekong Committee) et le noyau des quatre pays qui structureront les divers organismes dédiés au bassin du Mékong.

La guerre du Vietnam puis la mise en retrait du Cambodge des Khmers Rouges affectent gravement activité et projets. En 1988, le Comité du Mékong devenu Comité intérim du Mékong s’installe à Phnom Penh.

Le développement économique du bassin du Mékong est considéré comme l’un des moyens de contenir l’influence de la Chine. La Commission économique et sociale [des Nations unies] pour l’Asie et le Pacifique, CESAP (Economic and Social Commission for Asia and the Pacific, ESCAP) nouvelle appellation de l’ECAFE, reprend à nouveaux frais l’affaire pendante en créant la Mekong River Commission, MRC le 5 avril 1995 dotée, comme la CESAP, d’un siège à Bangkok. La MRC, organisation de bassin hydrographique transfrontalier procède de l’Accord de coopération pour le développement durable du bassin du Mékong (dit Accord du Mékong) pour la gestion conjointe de leurs ressources en eau partagées. Son rôle essentiellement consultatif s’exerce via un processus appelé Procédures de notification, de consultation et d’accord préalable (PNPCA) qu’elle peut imposer dès l’origine d’un projet. En effet, le principe de fonctionnement de la Commission ne repose pas sur un droit de veto mais sur une « forte obligation d’information préalable » qui laisse le champ libre aux interprétations. De ce fait, bien qu’important, ce rôle reconnu ne lui donne aucun autre pouvoir que celui de conseil, et exclu celui d’empêcher la construction d’un barrage contre la volonté du gouvernement concerné.

Les quatre pays du cours inférieur du fleuve – Cambodge, Laos, Thaïlande et Viet Nam – en sont les signataires : Elle contribue aux Objectifs du Millénaire pour le développement des Nations Unies. Son Secrétariat général fournit des services techniques et administratifs au Conseil et au Comité mixte de la MRC. En 1996, la Chine territorialement impliquée dans le bassin du fleuve par son cours supérieur, ne rejoindra avec la Birmanie le noyau fondateur de la MRC (Cambodge, Laos, Thaïlande, Vietnam) qu’en 1996, en qualité de partenaires de dialogue.

Le Secrétariat de la MRC quitte Bangkok pour Vientiane en 2005.

La France, via notamment par l’Agence Française de Développement, soutient l’action de la CMR en tant que chefs de file des bailleurs de fonds.

Encadré 2. Les services des données et de l’information de la CMR

La CMR dispose de 894 stations de surveillance (dont 138 pour les observations hydrométéorologiques, un relevé par quart d’heure), de 10 333 ensembles de données3664 séries chronologiques et de 110 années de données disponibles, le tout étant accessible sur son portail (https://portal.mrcmekong.org/home).

Production de données

La surveillance hydrométéorologique (assurée toutes les 15 minutes, les données chinoises toutes les heures)

Prévision des crues

Surveillance de la sécheresse (hebdomadaire)

Collecte de données sur les rejets et les sédiments (débits solides ; échantillonnage des sédiments – suspendus, charges de fond et matériaux de fond ; levé bathymétrique détaillé) 

Bio surveillance des rivières (Biodiversité, zones humides…)

Surveillance de la qualité de l’eau

Surveillance des pêches

Production de documents

Base de données des Procédures de notification, de consultation préalable et d’accord PNPCA relatifs aux projets (hydroélectricité par ex.) officiellement soumis à la Commission du fleuve Mékong, classées en Informations initiales ; Entente ; Consultation préalable ; Notification. 

Atlas interactif du changement climatique

Carte d’occupation des sols du bassin inférieur du Mékong obtenue par télédétection et répertoriée sous forme de systèmes d’information géographique, SIG (forêts, zones humides, urbanisation…)  

Base de données juridique sur le développement hydroélectrique

Portail d’informations générales sur le bassin du Mékong et au-delà (nouvelles, événements…)

***

2) La Région du grand Mékong, Greater Mekong Subregion, GMS

FICHE SIGNALÉTIQUE

Sous-région du Grand Mékong (Greater Mekong Subregion, GMS),

Date de création : 1992

Initiateur : Banque asiatique de développement, BAD, qui en assure le secrétariat.

Mission : mise en œuvre de programmes de coopération économique dans les pays membres. Plus de 200 projets y sont en cours, nécessitant plus de 60 milliards de dollars de financement.

Pays membres : Birmanie, Cambodge, République populaire de Chine (province du Yunnan et région autonome Zhuang du Guangxi), République démocratique populaire lao, Thaïlande et Viet Nam.

Siège : Manille, Philippines.

Chiffres

La GMS couvre 2,3 millions de km

Population : 340 millions (2016) dont la majorité vit encore, en tout ou en partie, de l’agriculture.

PIB en PPA (dollars internationaux courants) : 3 100 milliards de dollars (2016)

Commerce intra-GMS : 444 milliards de dollars (2015)

*

« Grand Mékong »

La référence au Mékong est, ici, différente de celle qui marque la CMR, comptable du strict bassin hydrographique du fleuve.

 

 

Le qualificatif « Grand » est en effet là pour impliquer l’intégralité de chacun des six pays baignés par celui-ci (comme par d’autres d’ailleurs : Irrawaddy, Chao Phraya, fleuve Rouge…) : Birmanie, Cambodge, Chine – Yunnan et région autonome Zhuang du Guangxi –, Laos, Thaïlande et Vietnam. Dans ce cadre, la notion de bassin fait place à « une vision stratégique d’intégration transnationale à l’échelle de l’Asie du Sud-Est continentale » (Ch. Taillard).

En 1992, ces pays se sont engagés, avec l’aide de la Banque asiatique de développement (BAD), dans un programme de développement économique et social guidé par la vision stratégique d’intégration transnationale à l’échelle de l’Asie du Sud-Est continentale. Le Mékong justifie le lien avec la Chine de Deng Xiaoping désireuse d’ouvrir ses provinces enclavées vers Asie du Sud-Est (comme en direction de l’Asie centrale ou de l’océan Indien via le Pakistan), le Yunnan ayant vocation à être la plate-forme commerciale stratégique dans les relations entre la Chine et l’ASEAN. Sa participation au programme de développement de la GMS offre à la Chine plusieurs avantages : y renforcer son influence dans les réseaux politiques, culturels et d’affaires, contrebalancer celles des États-Unis et du Japon et rejoindre l’océan Indien. Et, en fait, elle joue un rôle important, celui de moteur du développement commun, assurant le soutien financier et fournissant la technologie, le savoir-faire et les matériaux.

Dans les années 1990, l’objectif de la BAD était de relancer les échanges commerciaux interrompus par la colonisation et des décennies de guerre et d’accompagner le passage de l’agriculture de subsistance à des économies plus diversifiées et à des systèmes de marché plus ouverts des pays du Mékong. Aujourd’hui, ses programmes participent à la consolidation de cet objectif par la mise en œuvre de projets sous-régionaux dans tous les domaines du développement (agriculture et pêche, industrie, énergie, santé, ressources humaines, technologies de l’information et de la communication, tourisme, transports, transports et commerce, développement urbain, environnement). Plus précisément les trois objectifs visés concourent notamment à effacer la coupure que par sa largeur et son débit, le fleuve opposait aux échanges entre ses deux rives :

1) Le développement de corridors économiques transnationaux ; la circulation transfrontalière,

2) L’intégration des chaînes de valeur et des marchés,

3) La formation d’une communauté aux préoccupations sociales et environnementales communes.

Si l’on considère que l’amélioration des infrastructures est l’une des conditions d’un développement équilibré du territoire et constitue en même temps un bon indicateur d’activité, le programme de la GMS à cet égard est un succès. Un exemple éloquent est donné par le nombre des ponts construits depuis sa création, qu’ils procèdent des projets de la GMS ou de l’émulation qui en résulte, témoignant du besoin de circulation de part et d’autre du Mékong. L’usage du bac, si pittoresque qu’il puisse paraître ne pouvait répondre à l’augmentation du trafic routier, notamment celui des poids lourds. Si le premier pont traversant le fleuve entier, celui de Nong Khai, près de Vientiane, ne date que de 1994, 15 autres ont été édifiés entre la frontière du Laos avec la Chine et le delta !

Plus largement depuis 1992, la GMS a vu se mettre en œuvre des projets pour plus de 20 milliards de dollars et plus de 200 autres, pour un investissement global supérieur à 60 milliards de dollars sont en cours. Outre la BAD, des investisseurs publics et privés participent au financement de tel ou tel projet. Certains ponts, par exemple, ont reçu l’aide de l’Australie, du Japon ou de la Chine. Ainsi, de grands axes de transport ont vu le jour depuis deux décennies à l’échelle considérable de la GMS. L’objectif est d’en faire des « corridors de développement économique », le commerce et l’industrie et tous échanges se nourrissant des transports.

La région du grand Mékong, du fait de l’abondance des ressources naturelles, proche du moteur chinois et de sa situation de carrefour de l’Indo-Pacifique, dispose d’un potentiel peu commun pour devenir l’une des régions à la croissance la plus rapide au monde.

***

3) Partenariat Mékong-États-Unis

FICHE SIGNALÉTIQUE

Partenariat Mékong-États-Unis (Mekong-US Partnership, MUSP),

Date de création : juillet 2009 sous le nom d’Initiative du Mékong inférieur (Lower Mekong Initiative, LMI)

Initiateur : Administration des États-Unis. USAID.

Statut : partenariat multinational

Mission : renforcement de l’autonomie, indépendance économique et développement durable des pays partenaires du Mékong ; promotion d’une approche fondée sur des règles face aux défis transfrontaliers, partenariat multinational pour la promotion de la coopération dans la sous-région du Mékong. L’effort est porté par six piliers : l’agriculture et la sécurité alimentaire, la connectivité, l’éducation, la sécurité énergétique, l’environnement et l’eau, et la santé, le genre et d’autres questions transversales.

Entités membres :

Birmanie (depuis 2012), Cambodge, États-Unis, Laos, Thaïlande, Vietnam,

Secrétariat de l’Association des nations d’Asie du Sud-est (ASEAN) depuis 2020.

Siège (LMI Coordination Hub) : Bangkok

*

Bref historique

Le Partenariat Mékong-États-Unis succède en septembre 2020 (administration G. Bush) à l’Initiative du Mékong inférieur (Lower Mekong Initiative, LMI), créée en 2009 entre les États-Unis et les pays du Mékong inférieur (Cambodge, Laos, Thaïlande, Vietnam, rejoints par la Birmanie en 2012). L’Initiative visait un développement soutenu par deux programmes : 1) «  Nexus » (couvrant l’environnement, l’eau, l’énergie et l’alimentation) et 2) « Développement humain et connectivité » (couvrant l’éducation STEM – pour science, technology, engineering, and mathematics), la santé, l’autonomisation des femmes et l’intégration économique). Mis en place en 2011, « Les Amis du Bas Mékong », regroupe les donateurs participant au financement des projets de l’Initiative. Dans ce cadre et ceux d’autres programmes, le gouvernement américain a alloué 3,5 milliards de dollars (les chiffre de 3,8 et 4,3 milliards de dollars sont également cités par l’administration américaine) d’aide sous forme de subventions à la région entre 2009 et 2020 dont près de 4,0 milliards de dollars du Département d’État et de l’USAID.

Un rôle géopolitique affirmé

Avec l’administration Trump le Partenariat sort de la discrétion qu’avait revêtu auparavant l’Initiative. Sa nouvelle enseigne désigne clairement les États-Unis comme leader. Son représentant préside chaque sommet avec l’un de ses cinq pairs en rotation. Et si l’intérêt pour l’Asie du Sud-Est est bien confirmé avec les objectifs généraux qu’avait poursuivi l’Initiative durant une décennie (coopération dans les domaines du développent (environnement, santé, éducation, infrastructures), le changement apparaît avec la volonté désormais explicite de contenir l’influence de la Chine. Des « menaces croissantes (sécheresse et inondations hors saison, criminalité transnationale, pandémie) » lui sont imputées en tout ou partie. Le Partenariat est guidé par des valeurs alignées sur celles inscrites dans les perspectives de la vision d’un Indo-Pacifique libre et ouvert, notamment l’égalité, la bonne gouvernance, l’autonomie, l’indépendance économique, une croissance durable, l’ouverture, la transparence, la croissance économique et le respect de la souveraineté. Le Partenariat promeut également la complémentarité avec la Stratégie de coopération économique Ayeyawady-Chao Phraya-Mékong (ACMECS), l’ASEAN, la Commission du Mékong (MRC), et avec d’autres partenaires de développement du Mékong et mécanismes de coopération conformes à ces valeurs. Washington prévoyait de fournir à cet effet plus de 150 millions de dollars d’aide.

Le Partenariat a en effet pour contexte l’exploitation des 11 barrages sur le Lancang (le cours du Mékong en Chine) qui, donnant à la Chine la maîtrise unilatérale du débit du fleuve menace potentiellement les moyens de subsistance et l’environnement naturel de l’aval susceptibles d’amplifier les effets du changement climatique. Les États-Unis soutiennent les appels des pays de la région adressés au Parti communiste chinois, auquel ils demandent de respecter son engagement de divulguer les données sur l’eau tout au long de l’année par le biais des mécanismes existants.

Par ailleurs, le secrétaire d’État de l’administration Trump, Michael Pompeo – selon le Bureau des Affaires publiques internationales du département d’État américain –, se dit préoccupé par les entreprises de construction chinoises qui compromettent l’autonomie économique des pays et nuisent à l’environnement. Il note de plus que la criminalité transnationale organisée a augmenté dans les zones économiques gérées par la Chine et cite un rapport de l’Institut des États-Unis pour la paix qui révèle que trois projets de développement en Birmanie ont des liens avec la criminalité organisée en provenance de Chine (octobre 2020). Les États-Unis ont clairement indiqué que le coup d’État militaire en Birmanie était incompatible avec les objectifs du partenariat Mékong-États-Unis.

Le Partenariat célèbre en août 2021 le 10e anniversaire des Amis du Mékong (Friends of the Lower Mekong, FLM), auparavant connus sous le nom d’Amis du Bas Mékong. Cet organe auxiliaire a pour vocation de rassembler les entités et pays donateurs. On y compte les membres suivants :

  • Birmanie, Laos, Cambodge, Thaïlande, Vietnam, Secrétariat de la Commission du fleuve Mékong,
  • Union Européenne, Japon, Australie, Nouvelle-Zélande, République de Corée, États-Unis,
  • Banque asiatique de développement, Banque mondiale.

Sont observateurs : Inde, Royaume-Uni, Secrétariat de l’ASEAN.

Ce 10e anniversaire a donné lieu à un communiqué soulignant « l’importance d’une planification proactive des bassins basée sur les données dans la sous-région du Mékong pour parvenir à une utilisation équitable et durable de l’eau et des ressources connexes, et pour résoudre les problèmes transfrontaliers. »  Le soutien au rôle de la Commission du Mékong – « la seule organisation du bassin du Mékong fondée sur un traité » – dans le développement du bassin du Mékong et la coopération transfrontalière, est réitéré.

Est également saluée la Stratégie de développement du bassin 2021-2030, sa transparence et son évolution vers une planification régionale proactive, le partage des avantages et des risques, et une prise de décision inclusive et fondée sur la science.

***

4) Coopération Lancang Mékong

FICHE SIGNALÉTIQUE

 Coopération Lancang Mékong (Lancang Mekong Cooperation, LMC),

Date de création : novembre 2015

Initiateur : gouvernement de la R. P. de Chine

Statut : partenariat multinational

Mission : Coopérer dans six domaines : ressources en eau (fournir à la Chine une plateforme d’information sur la gestion du débit de ses barrages hydroélectriques susceptible d’être ouverte aux autres États riverains), connectivité (raccorder les pays du Mékong inférieur au nouveau corridor commercial international reliant l’Asie du Sud-Est au continent eurasien via l’ouest de la Chine), coopération économique transfrontalière, capacité de production, agriculture, réduction de la pauvreté, le tout dans le cadre de trois »piliers » : 1) les questions politiques et sécuritaires ; 2) le développement économique et durable ; et 3) les échanges sociaux, culturels et interpersonnels.

Pays membres : Birmanie, Cambodge, Chine, Laos, Thaïlande, Vietnam

Siège : Pékin

*

L’outil de Pékin au service du « bon voisinage » et de l’intégration dans le bassin

En novembre 2015, la Chine s’est dotée de la Lancang-Mekong Cooperation, LMC, sorte de bouclier institutionnel destiné à parer les critiques américaines et japonaises comme celles de la Commission du Mékong ou des organisations d’écologistes quant à l’impact de ses barrages hydroélectriques construits depuis 1986. Le Premier ministre Li Keqiang l’avait proposé en 2014 lors du 17e sommet Chine-ASEAN en Birmanie. Il y avait été encouragé par l’initiative thaïlandaise de 2012 sur un mécanisme de coopération plus étroite entre les pays de la sous-région du Mékong, visant à « construire une communauté d’avenir partagé de paix et de prospérité » dans le bassin.

La LMC regroupe sous son aile la Birmanie et les quatre pays de la MRC – Cambodge, Laos, Thaïlande et Vietnam ; la Chine y détient une place prééminente en dépit des principes fondamentaux de l’organisation : « consensus, égalité, coordination et consultation mutuelle, volontariat, contribution mutuelle et partage des avantages, respect de la Charte des Nations unies et du droit international. » Elle co-préside tous les sommets en compagnie tournante des représentants de chacun des cinq autres pays associés. Différemment des autres mécanismes de coopération du bassin, la LMC n’implique ni entité technique ou financière multinationale, tels que la Banque asiatique de développement ni État extérieur à la région tels que les États-Unis, le Japon, la Corée ou l’Inde.

L’objectif de la LMC est inscrit dans l’intitulé : la coopération. Formellement, ses trois piliers visent à apprivoiser les nations du Mékong, sorte de glacis dans le prolongement du Yunnan vers le sud : 1) les questions politiques et de sécurité ; 2) les échanges sociaux, culturels et interpersonnels, et 3) le développement économique et durable. Ils transposent très exactement à l’ordre près ceux de la Communauté de l’ASEAN adoptés lors du sommet de Bali d’octobre 2003 : la Communauté économique de l’ASEAN, AEC, la Communauté politique et sécuritaire de l’ASEAN, APSC et la Communauté socioculturelle de l’ASEAN, ASCC).  

Cinq domaines d’action sont prioritaires : 1) connectivité ; 2) coopération économique transfrontalière ; 3) capacité de production ; 4) ressources en eau ; 5) agriculture et réduction de la pauvreté.

La troisième réunion des dirigeants de Lancang-Mékong, la plus consistante, s’est tenue en visio-conférence le 24 août 2020, sous la coprésidence des Premiers ministres laotien Thongloun Sisoulith et chinois Li Keqiang sur le thème « Renforcer la coopération pour une prospérité commune ». Elle s’est concentrée sur l’examen de la mise en œuvre du premier Plan de coopération quinquennal 2018-2022, semblable à un plan d’intégration régional. Certains des 45 projets enregistrés en 2016 préexistaient, comme la voie ferrée Chine-Laos ou des centrales électriques locales.

Quant au financement, principalement consacré à faire avancer les projets que la Chine veut faire avancer au sein de la région via la LMC, il brille par son abondance. Pékin s’est en effet engagé à fournir des prêts concessionnels dans la limite de 1,6 milliard de dollars, autant en prêts de crédit normaux pour promouvoir la coopération en matière de capacités industrielles et la construction d’infrastructures dans la région, à accorder la priorité à la région du Mékong pour les dépenses du fonds d’aide à la coopération Sud-Sud d’un montant total de 200 millions de dollars pour soutenir les projets de coopération de petite et moyenne taille dans la région. Enfin, pour 300 millions de dollars elle contribue à la création du Fonds spécial LMC, destiné à réaliser des projets de coopération proposés par les six pays du fleuve. 

Le Japon et les États-Unis sont explicitement exclus du rang des contributeurs. Selon un observateur autorisé, Xu Liping, chercheur principal à l’Institut national de stratégie internationale de l’Académie chinoise des sciences sociales (CASS), « … la clé est de conjuguer les efforts des six membres tout en évitant les interventions de pays étrangers en dehors de la région ; faire avancer le mécanisme tout en minimisant l’impact des incertitudes politiques dans certains pays en transition, comme le Cambodge, le Vietnam et la Thaïlande. »

Dans les faits, ont été privilégiées les actions relatives à deux des cinq domaines prioritaires :

  • Au titre des ressources en eau. La sécheresse exceptionnelle éprouvée dans le bassin en 2019 – dont la Chine a été accusée d’en être au moins partiellement responsable – a amené les dirigeants à consacrer une partie importante des discussions à ce sujet. Ils ont décidé de renforcer la coopération dans la gestion des ressources en eau du Mékong, en mettant en place une plate-forme de partage d’informations relatives aux ressources en eau du Lancang-Mékong. Elle offrira en particulier à la Chine un cadre de communication, discrétionnaire, des données sur la gestion du débit de ses barrages hydroélectriques. Nb. Des protocoles d’accord articulent la LMC avec la Commission du Mékong.
  • Au titre de la connectivité. La liaison entre les pays du Mékong inférieur et le nouveau corridor commercial international terre-mer qui traverse l’ouest de la Chine et relie l’Asie du Sud-Est au continent eurasien est annoncé comme objectif général. Cette dénomination abstraite désigne en fait l’appendice local de l’Initiative des nouvelles Routes de la soie et, plus précisément la réalisation des voies ferrées destinées à relier la province chinoise du Yunnan à Singapour à travers le Laos et la Thaïlande.

En 2015, l’ensemble du chapelet des 11 barrages est quasiment terminé sur le cours du Mékong sur son territoire (encadré 1). Dès lors, adepte du fait accompli, Pékin a pu mettre en place un organisme multinational sans risquer des querelles – devenues inutiles – à propos de son plan d’équipement électrique susceptibles de détériorer, dans un cadre officiel, les relations avec ses voisins de l’aval. Elle échappe également à la menace un éventuel moratoire sur les barrages hydroélectriques plaidé par l’ONG International Rivers. Par ailleurs, la perspective de communiquer des données hydrologiques relatives au cours supérieur du fleuve a pu s’envisager comme un geste de bonne volonté, d’autant que n’ayant signé aucun traité sur l’eau avec ses voisins, leur sélection et le moment de leur publication – pendant la saison des pluies – dépendent du bon vouloir de la partie chinoise.

En fait, celle-ci ne confie à la Commission du Mékong les données de ses barrages que pendant la saison des pluies et rejette les accusations de manipulation politique du cours du fleuve, assurant faire son possible pour en garantir un débit raisonnable, y compris en 2019, lorsque le bassin du Mékong connaissait la pire sécheresse enregistrée depuis cinq décennies. L’étude scientifiquement conduite par la société américaine Eyes on Earth (encadré 2) démontre pourtant que la pluviosité en amont avait été supérieure à la normale.

Le caractère incontestable des conclusions de cette étude et la « crise de 2019 » ont rapproché la LMC et la MRC, débouchant sur la création en 2020 d’une plateforme de partage d’informations hydrologiques de la section chinoise du fleuve régulièrement mises à jour. S’il y a progrès, les données satellitaires suggèrent cependant que la Chine ne notifie pas toujours en temps utile les lâchers et restrictions d’eau.

En définitive, si la LMC a été conçue par la Chine pour l’aide à protéger ses intérêts, renforcer son influence, réduire celle des autres puissances et affaiblir leurs initiatives, elle constitue cependant le seul lieu où les pays du Mékong peuvent tenter d’établir un consensus avec Pékin sur la gestion de leurs ressources en eau. Le problème est que Pékin reste juge et partie, ce qui laisse pointer l’idée que ce pourrait être un lieu d’échange léonin de « faveurs » et de pouvoir dans le cadre d’une invitation à ses voisins à « boire l’eau de la même rivière et à construire une communauté de destin commun ».

Certains observateurs américains reconnaissent que, malgré les efforts des États-Unis pour tenir tête à l’influence croissante de la Chine en Asie du Sud-Est, Pékin a pris le contrôle de la région limitrophe qu’est le bassin du Mékong.

Prise de contrôle du bassin du Mékong par Pékin

La méthode adoptée par Pékin pour étendre son influence dans le bassin du Mékong mérite d’être analysée. Malgré l’identité des objectifs, elle diffère de celle qui prévaut au Pakistan.

Cette méthode repose sur 1) l’adoption du thème de la gestion de l’eau du fleuve, fédérateur parce que sensible, omniprésent et vital, 2) le choix de la forme institutionnelle pour l’intervention, à l’instar des diverses entités existantes, 3) le caractère exclusif des parties conviées à y participer, limitées aux nations géographiquement concernées par le fleuve, justifiant par là-même sa présence – infiniment mieux que dans un poulailler le renard ne saurait le faire.

Ayant ainsi refermé l’enclos sur l’extérieur, disposant généreusement du nerf de la guerre et de sa qualité de voisin limitrophe, Pékin peut organiser tranquillement l’arrimage de la péninsule indochinoise à la masse de son propre territoire par des mesures favorables à l’intégration. L’image géologique du métamorphisme vient à l’esprit. Parachever côté terre, ce qu’elle avait engagé côté mer de Chine du Sud selon le même mouvement d’une démarche progressive juxtaposant les faits accomplis cumulatifs.

1) l’adoption du thème de la gestion de l’eau du fleuve, fédérateur parce que sensible, omniprésent et vital,

2) le choix de la forme institutionnelle pour l’intervention, à l’instar des diverses entités existantes,

3) le caractère exclusif des parties conviées à y participer, limitées aux nations géographiquement concernées

Conséquences géopolitiques : 1) éloigner les interventions occidentales, notamment américaines, considérées comme des intrusions, 2) renforcer l’apparence de légitimité des revendications chinoises en mer de Chine du Sud, 3) déséquilibrer l’ASEAN en accaparant la moitié de ses membres – et la totalité des continentaux à l’exception de la Malaisie et de Singapour –, affaiblir l’ASEAN en neutralisant le caractère de centralité que lui avait conféré depuis peu d’Indo-Pacifique, désarticuler le concept.

Un nouveau « concept-slogan » apparaît : The Mekong – Lancang Economic Development Belt, destiné à rattacher la démarche de Pékin dans le bassin du Mékong à la famille des Nouvelles Routes de la soie publicisée comme Belt and Road Initiative, BRI.

*

Encadré 3. Les onze barrages sur le cours supérieur du Mékong (Lancang)

Sources : carte : International Rivers ; chiffres : Alan Basist, Eyes on Earth, Inc. and Claude Williams Global Environmental, Satellite Applications, Inc. Monitoring the Quantity of Water Flowing Through the Upper Mekong Basin Under Natural (Unimpeded) Conditions. April 10, 2020

 

Entre 1992 et 2019, 11 barrages construits par l’entreprise d’État chinoise, Huaneng Hydrolancang, ont été mis en service sur le Mékong-Lancang pour alimenter le réseau électrique chinois.

Il convient de noter qu’une centaine de barrages hydroélectriques ont été construits sur le cours principal ou les affluents du fleuve : Laos 64, Vietnam 15, Chine 11, Thaïlande 9 et Cambodge 3.

 

 

 

 

 

 

 

Encadré 4. Incidence des barrages chinois sur le cours inférieur du Mékong

Données

Une étude* réalisée grâce à des subsides américaines, fondée sur des données quotidiennes recueillies de 1992 à septembre 2019 par satellite et jauge (le niveau du fleuve) à Chiang Saen, Thaïlande (à la frontière entre la Thaïlande, Laos et Birmanie), a permis de mesurer le débit effectif du Mékong et de le comparer au débit prédit par un modèle établi sur une série de données météorologiques relatives au bassin, enregistrées pendant la période 1997-2001, considérée comme représentative au regard du débit naturel, 1997 étant l’année où le remplissage de Manwan, le premier réservoir, est largement achevé (le réservoir était presque à pleine capacité à la fin de 1995).

Ces travaux mettent en évidence la latitude donnée à l’institution responsable des barrages de réguler le débit fluvial, en retour de déceler les éventuelles anomalies qui en découleraient et de situer les responsabilités. La méthode est en effet applicable à tout bassin versant dont le flux principal est équipé de barrages et pour lequel des données fiables sont disponibles.

En l’occurrence, ce qui suit en illustre l’emploi.

Résultat

Entre avril et octobre 2002, par exemple, époque où la mousson gonfle au maximum le débit du fleuve, celui-ci enregistrait une baisse d’environ 40 %. En outre, comme enregistré en août de cette même année, sans modification correspondante de la pluviosité, la brutalité de la baisse du niveau de l’eau – d’une amplitude pouvant aller jusqu’à 3 m en cinq jours – puis de sa remontée, désorganise gravement la vie au bord du fleuve et les transports.

En 2019, alors même que les précipitations avérées en amont étaient largement supérieures à la moyenne, en aval, le niveau l’eau du Mékong inférieur a enregistré l’un de ses niveaux les plus bas jamais atteints, non sans conséquences pour l’agriculture et les pêcheries.

Grâce à cette étude, une bonne coopération entre la Chine et les pays du Mékong inférieur aurait pu améliorer les conditions d’étiage rencontrées en aval entre mai et septembre 2019, ce qui semble ne pas avoir été le cas.

Disposant désormais d’une mesure indépendante du débit naturel, les informations pourraient être appliquées pour simuler le cycle naturel du fleuve en libérant de l’eau au barrage le plus proche de la frontière chinoise au moment où les débits devraient normalement culminer.

 

Monitoring the Quantity of Water Flowing Through the Upper Mekong Basin Under Natural (Unimpeded) ConditionsAlan Basist, Eyes on Earth, Inc. and Claude Williams Global Environmental, Satellite Applications, Inc. April 10, 2020.

 

Encadré 5. Questions sur la LMC, soumises à recherche par l’Institut des économies en développement de la Japan External Trade Organization, JETRO

La Coopération Lancang-Mékong (LMC) est l’une des plus récentes institutions impliquant les nations du Mékong. LMC est un moyen de coopération parrainé par la Chine et créé en 2015. Son premier sommet a eu lieu en 2016. Quelle est la motivation chinoise derrière cela ? La Chine s’attend-elle à un équilibre des pouvoirs dans la région du Mékong ou à la maximisation des avantages économiques tels que discutés par les réalistes ou les libéraux ? Étant donné que la caractéristique la plus critique de LMC est l’exclusion de la BAD, des États-Unis, du Japon et de l’Indonésie, la tentative chinoise peut être comprise comme une entreprise visant à assumer un leadership exclusif et à mener une politique de prestige pour améliorer son statut international. Comprendre la motivation chinoise derrière LMC nous donnerait un nouvel aperçu de ses projets régionalistes d’exclusion plus vastes, tels que le RCEP (qui exclut les États-Unis)

***

La LMC s’est doté deux institutions auxiliaires : l’Institut du Mékong, un département universitaire préexistant en Thaïlande, où elle a étendu son influence et le Centre mondial d’études sur le Mékong qu’elle a créé au Cambodge.

 

4 bis – L’Institut du Mékong

FICHE SIGNALÉTIQUE

 Institut du Mékong (Mekong Institute, MI),

Date de création : 2009

Membre éminent : gouvernement de la R. P. de Chine

Statut : partenariat multinational

Mission : Formation, études et conseil en matière de développement agricole et commercialisation ; de facilitation du commerce et de l’investissement et, selon les sources, /d’innovation et connectivité technologique ou /d’énergie durable et d’environnement.

Pays membres : Birmanie, Cambodge, Chine, Laos, Thaïlande, Vietnam.

Siège : Khon Kaen, Thaïlande.

*

Un outil mutualisé où l’influence de la Chine s’impose progressivement

Pékin appuie son projet d’intégration régionale sur ce cadre coopératif préexistant ; le Yunnan, représentant le gouvernement chinois, préside aujourd’hui l’Institut. Le Mekong Institute (MI) est une organisation intergouvernementale pour le développement des ressources humaines depuis 2009, dirigée par les six gouvernements de la sous-région du Grand Mékong (GMS) : Birmanie, Cambodge, Chine, Laos, Thaïlande et Vietnam. Le MI est installé en Thaïlande, à Khon Kaen, à 450 km au nord-nord-est de Bangkok, dans l’Université de cette capitale provinciale où il a été créé en 1994.

Le président de l’Institut est le vice-gouverneur de la province du Yunnan (Kunming).

La direction et l’encadrement sont assurés par le personnel national et international de la Greater Mekong Subregion, GMS, et soutenu par des universitaires, experts en la matière et consultants.

Historique sommaire.

L’Institut du Mékong (MI) a été créé sur la base d’un concept développé par l’Université de Khon Kaen, après la visite en 1994 du Premier ministre néo-zélandais de l’époque, M. James B. Bolger. L’idée originale était de créer une institution située au niveau régional dans la sous-région du Grand Mékong pour fournir des formations à ses cadres et cadres intermédiaires et supérieurs dans la sous-région du Grand Mékong (GMS) pour faciliter le passage à une économie de marché.

En 1995, après l’approbation des gouvernements de la Nouvelle-Zélande et de la Thaïlande, la première pierre du Mekong Institute Residential Training Center était posée.

Le 28 août 1996, un protocole d’accord entre le ministère néo-zélandais des Affaires étrangères et du Commerce et le ministère thaïlandais de la Coopération technique et économique était signé. Il s’agissait de créer un institut de développement économique et de coopération pour la sous-région du Grand Mékong – l’Institut du Mékong.

En 2003, pourvu d’une charte, MI est devenu organisation autonome à but non lucratif consacré au développement rural, à la bonne gouvernance et à la facilitation du commerce et de l’investissement.

En 2015, MI comptait plus de 6 000 anciens élèves et avait réalisé plus de 80 projets de recherche liés au développement de la sous-région avec le soutien de plus de 40 partenaires de développement et de mise en œuvre nationaux et internationaux.

À partir de 2018, la LMC devient un donneur d’ordre important de MI. La présidence assurée par le vice-gouverneur du Yunnan donne une place éminente au « pays-membre » qu’est la Chine.

Aujourd’hui, les activités de développement des ressources humaines sont alignées sur les principes fondamentaux du programme de coopération GMS 2030, de la Communauté économique de l’ASEAN et du Programme de développement durable à l’horizon 2030.

Lors de ses 38e et 39e sommets, le 26 octobre 2021, l’ASEAN a attribué le prix ASEAN 2021 (quatrième édition du prix) à l’Institut du Mékong pour ses contributions à la promotion de la sensibilisation à l’ASEAN et au renforcement de la coopération régionale en faveur du développement durable.

Encadré 6. Les projets confiés par la LMC et l’Institut du Mékong

1) Chiffres

En 2020, le financement des 23 projets d’étude ou de recherche confiés à l’Institut du Mékong a fait la part belle à 3 pays dont la Chine (8) en premier, la Corée du Sud 4) et au Japon (3), le restant venant de divers donateurs tels que le Canada (2) et un seul projet pour chacun des suivants : UE, Banque mondiale, Banque asiatique de développement, GIZ (Allemagne), Thaïlande et Nouvelle-Zélande

Deux périodes sont considérées : entre 2013 et 2017, seulement 2 projets sur 10 sont financés par la Chine, alors qu’à partir de 2017, près de la moitié des 13 projets suivants le sont — 6 exactement.

Il semble qu’après une période de rodage avec plusieurs donneurs d’ordre, l’Institut ait pris une maturité suffisante pour que Pékin commence à l’utiliser pleinement comme agence d’exécution sur des sujets correspondant à sa politique. Quant au mécanisme du financement de ces projets, après deux essais en le faisant transiter par l’ASEAN-China Cooperation Fund géré à Jakarta en 2013, puis par l’administration centrale à Pékin, en 2018 un accord est signé entre le Fonds spécial de la LMC et le ministère thaïlandais du commerce, lui conférant le rôle d’intermédiaire – et sans doute celui de gestionnaire financier – pour le versement à l’Institut du Mékong, une solution que la proximité rend logique, Khon Khaen n’étant qu’à une heure d’avion de Bangkok.

En avril 2018, le Fonds spécial de la LMC finance 4 projets puis 1 en 2019, soit 5 au total avec échéance de travaux entre 2020 et 2023.

2) La nature des études est éclairante sur les intentions de la LMC

Sur la base des 23 projets publiés par le MI, les 8 projets financés par la Chine portent essentiellement sur l’intégration économique des pays du Mékong, leur mise en réseau et le partage d’information. Sur les 15 projets financés par les donneurs autres que la Chine, aucun ne concerne le sujet de l’intégration, à l’exception d’un seul, à l’initiative de la Nouvelle-Zélande, daté de 2012, lorsque la Chine n’avait pas encore prise sur l’Institut (« intégration des économies CLMV – Cambodge, Laos, Birmanie et Vietnam – dans la communauté économique de l’ASEAN »), les autres portant sur des problématiques limitées ; d’ordre technico-économique ; ou consacrées à un seul pays (Ex. : l’égalité des genres au Laos, la résilience face à la COVID, amélioration de la compétitivité des PME dans le corridor Sud, etc.). Pékin dispose ainsi des moyens de moduler en temps réel sa stratégie de descente vers le sud au sein de sa communauté de féaux du Mékong.

Parmi les sujets prioritaires notés dans le plan stratégique de l’Institut du Mékong 2021-2025 figure le thème récurrent du soutien aux politiques de développement dans les zones transfrontalières (Conducting Research for Policy Advocacy on Transboundary Development Areas), comportant notamment la mise en place de zones d’activité économique spéciales conçues selon le principe suivant : le pays concerné fait don du foncier ou concède un bail emphytéotique et participe symboliquement au financement, le principal étant apporté par la Chine qui, en outre implante ses propres opérateurs accompagnés le plus souvent d’une part notable de la main d’œuvre. Ces franchissements pacifiques des frontières font partie de l’arsenal des Nouvelles Routes de la soie.

***

4 ter – Le Centre mondial d’études sur le Mékong

 FICHE SIGNALÉTIQUE

Centre mondial d’études sur le Mékong (Global Centr for Mekong Studies, GCMS)

Date de création : 29 septembre 2017

Initiateur : gouvernement de la R. P. de Chine

Statut : Organisation académique associant six « think tanks » régionaux relevant du domaine des relations internationales*.

Mission : promouvoir les échanges académiques entre pays du bassin du Mékong et fournir des recommandations académiques aux pays membres du « mécanisme » de coopération Lancang-Mékong, LMC.

Pays membres : Birmanie, Cambodge, Chine, Laos, Thaïlande, Vietnam.

Siège : Phnom Penh, Cambodge.

* l’Institut d’études stratégiques et internationales de Birmanie, l’Institut cambodgien pour la coopération et la paix, l’Institut chinois des études internationale, l’Institut pour les affaires étrangères du Laos, l’Institut Devawongse Varopakarm de Thaïlande et l’Académie de diplomatie du Vietnam.

*

Le Centre mondial d’études sur le Mékong est une organisation de recherche régionale dirigée par la Chine dans le but de conseiller les gouvernements d’Asie du Sud-Est dans le cadre de l’initiative politique lancée par Pékin lancée en 2015, la LMC. Il comprend six « think tanks » régionaux de premier plan : l’Institut chinois d’études internationales (CIIS); l’Institut cambodgien pour la coopération et la paix (ICCP) ; l’Académie diplomatique du Vietnam (DAV) ; l’Institut des Affaires étrangères du Laos (IFA) ; l’Institut d’études stratégiques et internationales du Myanmar (MISIS) ; et l’Institut thaïlandais des affaires étrangères Devawongse Varopakarn (DVIFA).

Son objectif est de fournir des recommandations académiques aux pays membres du Mécanisme de coopération Lancang-Mékong (LMC).

Les instituts membres du SMGC présideront à tour de rôle le groupe, la première présidence a été confiée au prince Norodom Sirivudh, président du l’Institut cambodgien pour la coopération et la paix (ICCP). L’initiative est largement financée par la Chine via la LMC.

Selon son président, le prince Norodom Sirivudh, le centre « agira en tant que porte-parole de la communication stratégique avec privilège concernant les questions du LMC ».

Selon Zuo Wenxing, conseiller politique à l’ambassade de Chine à Phnom Pen qui en attend avec impatience des idées et des suggestions, « les groupes de réflexion sont une partie importante du processus LMC ». Rong Ying, vice-président du l’Institut chinois d’études internationales, CIIS, a déclaré que la sous-région du Grand Mékong était « très importante pour l’avenir de la Chine…  Politiquement, je pense que cela est d’une grande signification pour les politiques de la Chine en matière de bon voisinage », a-t-il ajouté.

 ***

DEUXIÈME PARTIE.

LE JEU DES INFRASTRUCTURES (ferroviaires)

 

I – La Chine descend vers le sud

Comme les fleuves nés dans l’Himalaya, depuis la lointaine antiquité, les peuples sont descendus vers le sud. Leurs langues en témoignent. Il n’est pas étonnant que la Chine contemporaine se considère en terrain familier dans les diasporas sino-thaïe, sino-khmère ou sino-laotienne. Une perméabilité procédant du caractère transnational de nombreux groupes ethniques de cette région montagneuse et éloignée des grands centres prévaut à l’échelle séculaire. À partir du XIIIe siècle, la lente migration des groupes ethniques de la Chine méridionale participe au peuplement de la Thaïlande (où ils représentaient 14 % de la population en 2010) et du Laos (de nombreuses minorités du Laos habitent à cheval sur plusieurs frontières) ; au XVIIe siècle, les seigneurs Nguyen autorisent les militaires chinois à s’installer dans le delta du Mékong, une façon de tenir les Khmers à distance… Et si depuis septembre 2020, la Chine a entamé la construction de murs de clôture sur sa frontière avec la Birmanie, le Laos et le Vietnam, il s’agit d’un fait conjoncturel : freiner le départ de ses citoyens recherchant du travail ou fuyant la pandémie. La tendance générale est à la décroissance lente de la proportion de population décomptée comme chinoise dans la population générale des pays du Mékong, qui, elle, est en forte augmentation.

Encadré 7.        Population chinoise dans les pays du Mékong

 

1947

1990

2010

Sources

Pop. totale*(million)

61,359

181,678

226,530

Banque mondiale

Pop. chinoise

3,650

9,960

9,946

IRASEC**

%

5,948

5,482

4,388

 

* Thaïlande, Vietnam, Birmanie, Cambodge, Laos.

** D. Tan, C. Grillot, L’Asie du Sud-Est dans le « Siècle chinois », Irasec, Bangkok, 2014.,36

 1) Le pivot du Yunnan

Désigné par Pékin comme tête de pont de la Chine vers l’Asie du Sud-Est en 1992, le Yunnan constitue le pivot du renforcement de l’influence chinoise dans le bassin du Mékong – de même que le Xinjiang en direction de l’Asie centrale et du Pakistan.

Depuis la fin des années 1990, le réseau ferroviaire du Yunnan a été considérablement modernisé – électrification en particulier – pour augmenter sa capacité de transport et étendre son réseau ferroviaire provincial vers les pays voisins de l’Asie du Sud-Est.

La Chine est devenue le principal investisseur et donateur de plusieurs pays d’Asie du Sud-Est, dont le Cambodge. Elle s’assure ainsi du soutien de ce dernier comme celui du Laos dans les forums internationaux où elle a des différends avec d’autres pays de la région, notamment au sujet de ses ambitions en mer de Chine méridionale. Quant aux infrastructures ferroviaires, les plus coûteuses, mais aussi les plus structurantes pour l’avenir, le financement chinois dispensé dans le cadre des Nouvelles Routes de la soie permet la réalisation de plans de transport prévus de longue date (Cf. CESAP, 2006).

 2) Le réseau ferroviaire chinois

Le sujet du chemin de fer chinois, très documenté ne sera rappelé que comme l’outil « couteau suisse » dont Pékin se sert dans son plan d’expansion à portée multiple. Infrastructure lourde, sa planification réclame la prévision à long et moyen terme : décisions prise à toutes aux étapes majeures au sommet des États, études de terrain – dont choix du tracé, un sujet sensible, impact environnemental –, rentabilité, appels d’offres, recherche du financement, maîtrise foncière des terrains requis, travaux courants et de génie civil nécessaires au franchissement des obstacles naturels… Ce contexte donne au projet ferroviaire un caractère éminemment politique, à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’une ligne internationale. C’est un marqueur important d’engagement collectif, d’aménagement du territoire et de volonté d’expansion. Le réseau chinois dont la rapidité du développement a été spectaculaire, a bénéficié du facteur spécifique du régime autoritaire de Pékin, mais, à l’étranger, dépourvu de cette impérieuse incitation, la diversité des systèmes administratifs et juridiques, l’allongement des délais, voire les arrêts de chantier, rendent l’entreprise plus délicate à mener. À bien des égards, la proximité de la Chine et du Laos a permis, malgré la longueur des négociations nécessaires pour régler les conditions foncières – au départ léonines de la part de Pékin –, de mener à son terme la première voie qui traverse ce pays. Mais on observe qu’il n’en ira pas si facilement en Thaïlande ou en Malaisie sans même parler du Vietnam. La présence des entreprises japonaises, dont l’expertise est réputée, propose une sérieuse alternative.

3) La concurrence japonaise

Avant que la Chine ne vienne sur ce terrain, le Japon a été longtemps le premier fournisseur d’aide au développement et investisseur direct auprès des pays de l’ASEAN. Il se maintient dans la région, notamment au Vietnam et en Birmanie, malgré la forte pression chinoise. Il préside traditionnellement la très active Banque asiatique de développement. Tokyo considère la région du Mékong, située à proximité des deux grandes puissances régionales de l’Inde et de la Chine et des voies de navigation vitales en mer de Chine méridionale, comme géopolitiquement importante. Sur le plan économique, le Japon cherche à délocaliser certaines de ses entreprises vers les pays du Mékong (il s’investit largement dans les zones économiques spéciales) dont le marché pour ses produits est loin d’être négligeable. Quant aux infrastructures, la concurrence est rude. À l’offensive déclenchée avec les Nouvelles Routes de la soie, Tokyo a répliqué avec un « Partnership for Quality Infrastructure »), visant le respect des standards tels qu’imposés par les banques multilatérales.

Ainsi en Thaïlande, le projet d’une ligne de chemin de fer à grande vitesse de type Shinkansen, entre Bangkok et Chiang Mai, 670 km, à écartement standard, construite le long de l’actuelle ligne du Nord à écartement métrique, a été présenté pour la première fois en 2011. Le Japon en a proposé la construction en partenariat avec la Thaïlande. Une longue négociation financière s’est engagée en 2015 (la Thaïlande, souhaitait que le Japon investisse dans le chemin de fer, ce dernier ne s’en tenant qu’à une offre de prêts) pour se conclure par un protocole de coopération. À sa suite, le Japon a publié l’étude du projet en 2017. Celui-ci, en arrêt depuis 2018 reste cependant sur la table en 2021. Pour réduire le coût du projet, la Thaïlande a proposé de réduire la vitesse de 300 à 180 km/h, comparable à celle adoptée pour le chemin de fer Chine-Laos et son prolongement vers le sud, aujourd’hui achevé.

La coopération japonaise s’établit dans le cadre triennal des Sommets Mékong-Japon tenus à Tokyo pour coordonner avec les représentants des pays concernés l’ensembles des projets privés et publics auxquels participent des financements japonais. Le Japon privilégie la coopération en matière de fabrication industrielle (investissement à long terme, revenus durables, développement des compétences, transfert de technologie, respect de l’environnement). En 2018, le 10e Sommet Mékong-Japon a défini les trois piliers de la coopération triennale – devenue un partenariat stratégique – : 1) une connectivité dynamique et efficace, 2) une société centrée sur les personnes et 3) la réalisation d’un Mékong Vert. Discrète – du fait de son passé dans la région –, tenace et efficace, la présence japonaise est appréciée.

Encadré 8. Les trois grands plans ferroviaires

La nécessité de mieux circuler entre pays voisins du bassin du Mékong et de faire communiquer les systèmes ferroviaires nationaux nés depuis le 19e siècle et des initiatives coloniales tracées selon les anciennes pistes caravanières s’est fait sentir avec force à partir de l’an 2000. Cette année-là, l’ASEAN propose d’achever le chemin de fer de Kunming à Singapour, via Hanoï, Ho Chi Minh-Ville (anciennement Saigon), Phnom Penh et Bangkok (6 617 km). Le relief de la région et ses couloirs fluviaux offre plus de facilité dans le sens nord-sud, schématiquement inscrit entre le Yunnan en Chine et Singapour. À l’échelle du bassin, la trame linéaire ancienne nord-sud ne commence à se doter d’un maillage est-ouest que très progressivement et par tronçons partiels, notamment grâce au programme GMS de la Banque asiatique de développement.

Trois grands plans ont été établis successivement pour doter les pays du bassin du Mékong d’un système de communication ferroviaire moderne.

  • En 1994, la sous-région du Grand Mékong met en place un Forum sous régional des transports (STF), organe d’examen, de coordination et de suivi des plans et projets de transport régionaux des pays membres du GMS, les stratégies sectorielles de transport (TSS) successives : 1995-2005 ; 2006-2015 et, aujourd’hui, 2030. La 24e réunion du Forum s’est tenue virtuellement le 21 janvier 2021. Tout en participant à la promotion des axes nord-sud, la GMS pousse à la construction d’axes est-ouest (voir la carte dans le chapitre GMS de la première partie ci-dessus).
  • En 2006, deux commissions régionales de Nations unies ont minutieusement élaboré un plan, visant à relier les réseaux européens et asiatiques, selon une approche technique fondée sur la participation active des pays concernésLe projet de chemin de fer transasiatique (en anglais : Trans-Asia Railway, TAR) ou liaisons de transport Europe-Asie (EATL) est une entreprise commune de la Commission économique pour l’Europe des Nations unies (CEE-ONU) et de la Commission économique et sociale [des Nations Unies] pour l’Asie et le Pacifique (CESAP). Ce projet concerne dix-huit États de la région eurasiatique quant à leurs liaisons ferroviaires et routières. La convention sur le chemin de fer transasiatique, signée en 2006 à Busan, Corée du Sud, par 18 pays asiatiques dont la Chine, prévoit de relier entre eux les chemins de fer de l’ensemble des pays d’Asie, créant un réseau de 114 000 km répartis sur quatre grands corridors géographiques :

– Asie du Sud-Est (Cambodge, Chine, Laos, Vietnam et Thaïlande),

– Asie du Nord et du Nord-Est,

– Asie centrale (Caucase, Iran, Turquie)

– Asie du Sud (Inde et Birmanie).

  • En 2013, le plan chinois dit des nouvelles Routes de la soie ou Belt and Road Initiative, BRI, a largement repris le TAR (la Chine participe régulièrement aux travaux de la CESAP) avec une visée politique sino-centrée. Lancé en fanfare et muni de ressources financières imposantes, il a réussi à faire croire que Pékin était seul sur le terrain, ce qui est très exagéré, il a matériellement pour but l’extension du réseau ferré chinois hors de ses frontières, en finançant certains segments (réhabilitation ou construction). Trois des six couloirs de développement de la BRI (ou « corridors économiques ») ont pour objectif d’accroître l’inter connectivité entre les provinces du sud de la Chine et les pays d’Asie du Sud-Est tout en participant à la structuration de la « descente » de la Chine vers l’océan Indien et la mer de Chine du Sud :

– Corridor économique Chine – Péninsule d’Indochine (CICPEC)

Corridor économique Bangladesh – Chine – Inde – Myanmar/Birmanie (BCIMEC)

Corridor économique Chine – Pakistan (CPEC)

Kunming Bangkok. La superposition des différents plans aboutit à la définition d’une armature à trois couloirs nord-sud entre Kunming en Chine et Bangkok en Thaïlande, avant de filer vers le sud par la Malaisie.

Le Couloir birman : Kunming-Dali-Baoshan-Ruili/Muse-Lashio-Mandalay-Naypyidaw-Rangoun-Bangkok- Singapour (4 760 km);

Le Couloir lao-thaïlandais : Kunming-Yuxi-Mohan/Boten-Luang Prabang-Vientiane- Thanaleng/ Nong Khai-Bangkok-Singapour (4 500 km), par le plus montagneux des pays de la péninsule indochinoise ;

Le Couloir vietnamo-khmer : Kunming-Yuxi- Mengzi-Hekou-Hanoi-Ho Chi Minh-Phnom Penh-Bangkok

 

II – L’infrastructure classique : les trois couloirs ferroviaires

 

les trois couloirs ferroviaires
les trois couloirs ferroviaires du Mékong

 

 

1) Le couloir birman ou route de l’Ouest

Ce couloir comporte essentiellement trois segments majeurs, noués à Mandalay :

– Mandalay-Lashio-Muse/Ruili 

– Mandalay-Kyaukphyu

– Mandalay- Naypyidaw-Rangoun

 

Mandalay-Lashio-Muse/Ruili : la liaison entre la Birmanie et la Chine

Nb. Muse en Birmanie et Ruili en Chine, reliées par un pont sur la rivière Shweli marquant la frontière entre les deux pays, forment une même agglomération.

L’ancien segment de voie existant entre Mandalay et Lashio, inadapté aujourd’hui, devrait être remplacé par une voie au gabarit standard supportant une vitesse de 160 km/h, prolongé jusqu’à Muse selon un nouveau tracé de 431 km et relié au réseau ferroviaire chinois à la ville frontalière de Ruili. Le coût est évalué à 8,9 milliards de dollars. L’étude de faisabilité a été confiée en octobre 2019 par la Myanma Railways au China Railway Eryuan Engineering Group (CREEG, anciennement China Railway Group Ltd.) qui la finance intégralement, durée prévue : 18 mois. U Win Khant, secrétaire permanent du ministère birman des Transports et des Communications a précisé que l’exécution des travaux – électrification notamment – et la fourniture des équipement fixes et roulants fera l’objet d’appels d’offres internationaux. Une nouvelle gare principale devrait être construite dans le canton de Peleik, à une demi-heure de Mandalay. Cette voie, qui permettrait d’exporter le bois précieux et les minerais vers la Chine traversera des zones de conflit armé de l’État Shan.

Mandalay-Kyaukphyu, prolongement de la précédente jusqu’au golfe du Bengale

Ce projet objet d’un mémorandum avec la China Railway Engineering Corporation en 2011, suspendu en 2014 par les autorités birmanes, a repris vie le 10 janvier 2021, la Birmanie et la Chine ayant signé un protocole d’accord pour commencer l’étude de faisabilité du projet de chemin de fer Mandalay-Kyaukphyu d’une durée de 18 mois. La liaison ferrée entre Kunming et Kyaukphyu sur 1 474 km, financé par la Chine dans le cadre de l’Initiative des Nouvelles Routes de la soie (corridor économique Chine-Myanmar, CMEC, 20 milliards d’investissement), s’intègrera dans la section du corridor de transport Asie du Sud du TAR (encadré).

La China International Trust and Investment Corporation (CITIC) gère sur la petite île de Ma Day Kyun, adjacente de celle de Ramree où se situe la ville de Kyaukphyu, le développement d’un ensemble comprenant un port en eau profonde, les installations de départ d’un gazoduc et d’un oléoduc de 1 420 km dont 793 kilomètres en Birmanie aboutissant à Kunming – en service : gazoduc : 2014, 33 millions de m3/j, 22% env. des importations chinoises ; oléoduc depuis 2017 ; 400 000 barils de pétrole/j, 5% env. des importations chinoises –, et une zone économique spéciale de 17 km²).

Mandalay- Naypyidaw-Rangoun, axe central du pays et lien avec la Thaïlande

Cette voie ferrée d’une longueur de 620 km constitue l’axe central du pays, reliant la capitale aux deux principales villes commerciales de Birmanie, Rangoun, l’ancienne capitale et Mandalay.

Le financement de sa réhabilitation (travaux de voie, de génie civil, de ponts, de gare et de tous les équipements de signalisation et de communication) repose sur des prêts accordés par l’Agence japonaise de coopération internationale (JICA) pour un total de 797,9 millions de dollars.

La réalisation du projet s’effectue en deux phases.

– La phase I, Rangoun-Taungoo, 267 km, engagée en 2018 devrait être achevée en 2023. Elle est décomposée en trois sections. L’appel d’offres pour la réalisation de la première section de 71 km entre le quartier central de Rangoun de Pazundaung et Bago (ou Pégou) a été remporté par le consortium Sumitomo-Fujita-Nippon Signal. La joint-venture Tekken-RN sera responsable de la deuxième section Bago-Nyaunglaypin ; Tokyu est le maître d’œuvre de la troisième section Nyaunglaypin-Toungoo. La sous-traitance est confiée à des entreprises birmanes.

– La phase II, Taungoo-Mandalay, 353 km, engagée en 2019 devrait être achevée en 2025.

Après les travaux, le temps de trajet entre Rangoun et Mandalay passera de 14 à 8 heures.

Nb. Une société suisse – dont le nom n’est pas divulgué – a été appelée par la Myanma Railways comme vérificateur des études de faisabilité en matière technique, écologique et financière. Selon le responsable du ministère birman des Transports et des Communications, ce conseiller « analysera en particulier si le coût [tel que calculé par la partie chinoise] a du sens… et examinera également s’il y a quelque chose de mauvais pour la partie birmane. »

2) Le couloir lao-thaïlandais ou route centrale

 La réalisation de cette voie ferrée, destinée à relier à terme Kunming à Singapour par une ligne de chemin de fer moderne, s’inscrit dans le corridor de transport Asie du Sud-Est du TAR (encadré).

L’achèvement simultané, en décembre 2021, des deux segments les plus difficiles à réaliser de son tracé, compte tenu du relief accidenté des régions traversées, notamment celui du Laos, truffé en outre de bombes non explosées de la guerre du Vietnam entre 1964 et 1973 (on estime aujourd’hui que près de 80 millions de sous-munitions* n’ont pas explosé à l’impact, en constitue une étape essentielle car elle ouvre l’Asie du Sud-Est au réseau ferroviaire chinois. Ces deux segments courent respectivement en Chine et au Laos avant de traverser le Mékong pour déboucher en Thaïlande.

Résultat attendu : voyager de Kunming à Singapour prendra 30 heures en 2022 et 18 heures une fois terminé en 2040, alors pour aller seulement de Vientiane à Singapour prenait 80 heures en janvier 2019 !

*Une bombe à sous-munitions se présente comme un conteneur rempli de mini-bombes explosives, appelées « sous-munitions »)

En Chine.

La gare de Kunming, au sud du centre-ville, est reliée depuis 2017 à la nouvelle gare dite de Kunming-Sud, la principale gare des trains à grande vitesse, située en fait à Yuxi, à 50 km au sud de la capitale provinciale du Yunnan. Cette gare est la tête de la ligne Yuxi-Mohan dite ligne « Yumo » de 507 km au gabarit standard. À la frontière, Mohan, ville du sud du Yunnan, et Boten au Laos, sont distantes de moins de 10 km. Les travaux de construction ont commencé en septembre 2015 et devraient s’achever en 2022. La voie, électrifiée, est double de Yuxi à Jinghong et réduite ensuite à une voie de jusqu’à Mohan. Un centre logistique ferroviaire a été construit à Mohan. À la vitesse – maximale – de 160 km/h, le temps de trajet de Kunming à Mohan a été réduit de 9 à 5 heures.

Au Laos.

Du nord au sud, le segment chinois Kunming-Yuxi-Mohan est raccordé à la frontière laotienne à la voie ferrée électrifiée Boten-Luang Prabang-Vientiane, 421 km. La durée des négociation – 16 ans – a tenu au cumul d’un scandale de corruption côté chinois et de l’obstacle du financement demandé au Laos, environ 5,95 milliards de dollars, soit près de la moitié de son produit intérieur brut. Le financement a été assuré par un emprunt du gouvernement lao auprès de la Banque d’import-export de Chine de 3,6 milliards de dollars ; 2,4 milliards de dollars financés par la Lao-China Railway Company, une coentreprise entre les deux pays, constituée pour construire et exploiter le chemin de fer et dont 30 % du capital est détenu par le gouvernement laotien. Elle espère réaliser un bénéfice de 4,35 %/an sur l’investissement initial. Les tarifs seront la moitié du prix du transport routier. Qui payera si la coentreprise perd de l’argent est un secret.

Mêlé à la discussion financière, les exigences de la partie chinoise en matière foncière ont mis sur la table un second sujet de désaccord au moment de signer l’accord initial de 2010 : des concessions foncières abusives aux yeux de l’autorité laotienne devaient être offertes de chaque côté de la voie pour créer des zones économiques et d’urbanisation. L’accord foncier s’est fait sur la base suivante : le terrain – une bande de 5 mètres de largeur le long de la voie et 3 km² pour chacune des 32 stations ainsi qu’un complexe de fret et de logistique – sera fourni gratuitement pendant la période de construction, puis renégocié une fois la construction terminée, en 2022. En définitive, les travaux n’ont pu commencer que le 25 décembre 2016 pour s’achever après cinq ans de travaux, la ligne ayant été inaugurée le 3 décembre 2021.

Cette ligne à voie unique au gabarit standard court désormais sur 421 ou 414 km selon les sources. Surmonter l’obstacle du relief a nécessité le forage de 75 tunnels – longueur cumulée : 198 km, 47 % du tracé – et la construction de 167 viaducs et ponts – 61 km, 15 %. Le Laos est le premier pays à se connecter au réseau ferroviaire chinois en utilisant la technologie à la norme chinoise GB Grade 1.

Qualifiée de ligne à grande vitesse – en principe comprise entre 240 et 380 km/h – la vitesse maximale de cette voie nouvelle n’est cependant que de 120 km/h pour le fret et de 160 km/h pour les trains de passagers.

Depuis 2009, deux fois par jour, un train, franchissant le Mékong par le pont dit de « l’amitié lao-thaïlandaise » – à usage routier et ferroviaire au gabarit de 1 m, long de 1 170 m, en service depuis 1994 – relie sur 4 km la ville frontalière thaïlandaise de Nong Khai à son homologue laotienne Thanaleng qui lui fait face, à 16 km de Vientiane. La gare de Thanaleng est ouverte depuis le 5 mars 2009. Un pont en construction, résultant d’un accord tripartite (Chine, Laos, Thaïlande) signé à Pékin, lors du sommet de la Ceinture et la Route (25 au 27 avril 2019) assurera le franchissement ferroviaire du fleuve en site propre par la nouvelle ligne. Son achèvement est prévu en 2023. D’ores et déjà, la Thaïlande a investi dans un port sec à Vientiane, qui ouvrira bientôt, pour faciliter le fret par camion.

En cas d’éventuelle difficultés avec la Thaïlande, il serait possible à la Chine de se ménager, à partir de Thanaleng, un passage à l’ouest de la cordillère annamitique à travers le territoire ami du Laos et du Cambodge pour atteindre le port de Sihanoukville (voir Cambodge ci-après).

Bien que payée par le Laos, la voie ferrée lui sera moins utile qu’à la Chine et aux pays de l’aval, notamment à la Thaïlande : selon une étude récente de l’Université Thammasat (Bangkok) et l’Organisation japonaise du commerce extérieur, 31 % des avantages économiques des projets d’infrastructure reviendraient à la Chine, 8 % à la Thaïlande et seulement 1 % au Laos (faible population de 6,8 millions d’habitants et peu d’exportations à l’exception de l’hydroélectricité). On peut prédire que le fret sera du bois précieux et minerai importés par la Chine et que les trains de passagers seront une aubaine pour les touristes chinois se rendant au sud. Par ailleurs, cette étude pointe les conséquences sociales de la ligne, à laquelle ont travaillé environ 30 000 travailleurs chinois. Il y a une forte probabilité pour qu’une proportion notable d’entre eux restent au Laos, devenant commerçants voire entrepreneurs, devenant une masse d’appui pour la politique expansionniste de Pékin. Mais le Laos est un pays d’accueil et d’espace ouvert, qui a déjà accueilli de nombreux immigrants vietnamiens, venus après la guerre du Vietnam et se sont installés pacifiquement

En Thaïlande

Actuellement, la ligne actuelle du Nord-Est, à voie unique et au gabarit métrique, relie Nong Kai, sur la rive thaïlandaise du Mékong, au golfe de Thaïlande. Elle a été mise en service par tronçon entre 1907 (Bangkok-Nakhon Ratchasima) et 1958 (Nakhon Ratchasima-Nong Khai).

Sa modernisation (voie double au gabarit standard, autorisant une vitesse de 160 km/h) est envisagée selon quatre sections totalisant 625,5 km jusqu’à Bangkok, et 873 jusqu’aux ports :

1- Bangkok -Kaeng Khoi, 133 km,

2- Kaeng Khoi-Map Ta Phut, 246,5 km,

3- Kaeng Khoi-Nakhon Ratchasima, 138,5 km,

4- Nakhon Ratchasima-Nong Khai – ville frontalière, 355 km.

La continuité avec la ligne dite « Vientiane-Kunming » doit être assurée par un segment de raccordement de quelque 4 km entre Nong Khai et Thanaleng sur la rive laotienne en empruntant le pont en construction sur le Mékong.

 

Les péripéties du projet Bangkok-Nong Khai (frontière avec le Laos)

Le parlement thaïlandais a pris en considération ce projet dès 2010 sous un gouvernement dirigé par le Parti démocrate. À l’époque, Pékin avait indiqué qu’il assumerait la plupart des investissements, à la fois pour accélérer le commerce régional dans le cadre de l’accord de libre-échange ASEAN-Chine, pour présenter à la région sa capacité à construire des trains à grande vitesse et répondre à la demande du tourisme chinois (plus de huit millions de touristes chinois se sont rendus en Thaïlande en 2015, en partie grâce aux nouvelles liaisons routières).

En mai 2014, les discussions entre la Thaïlande et la Chine, interrompues un moment par un coup d’État en Thaïlande, ont repris pour déboucher sur un protocole d’accord en novembre 2014 : la Thaïlande et la Chine sont convenues de construire ensemble la partie thaïlandaise du chemin de fer transnational reliant Kunming au golfe de Thaïlande, ouvrant deux ans de négociations (coût total, partage des investissements, taux d’intérêt sur les prêts concessionnels, droits de développement sur les  terrains, dépôts et gares le long de la ligne).

En novembre 2014, la Chine accepte de prêter des fonds à la Thaïlande pour construire des chemins de fer à moyenne vitesse à double voie standard sur les lignes Bangkok-Nong Khai, Bangkok-Map Ta Phut et Kaeng Khoi. Les prêts sont remboursables en riz et caoutchouc.

En 2015, une coentreprise est créée pour gérer le projet. Les rôles sont ainsi répartis : à la Chine reviennent les études de faisabilité, la conception du système, la construction des tunnels et des ponts et de la pose des voies, puis l’exploitation et la maintenance du système pendant les trois premières années du service tandis que la Thaïlande mènera des études d’impact social et environnemental, expropriera des terrains à des fins de construction, s’occupera du génie civil général et de l’alimentation électrique et fournira des matériaux de construction. Les deux pays se partageront la responsabilité du fonctionnement de la troisième à la septième année. Ensuite, la Thaïlande en deviendra la seule responsable, la Chine conservant un rôle de conseil et de formation pour l’exploitation et la maintenance.

Mais le 23 mars 2016, la junte au pouvoir à Bangkok décide que c’est à la Thaïlande d’assumer seule la maîtrise d’ouvrage et le financement mais sur une partie réduite du projet initial – le segment Bangkok-Nakorn Ratchasima –, laissant un hiatus de quelque 360 kilomètres entre cette ville et la frontière du Laos. Les raisons de ce revirement spectaculaire ne semblent pas avoir été clairement élucidées faute d’explication officielle. Les hypothèses de différents analystes font l’objet de l’encadré 2.

Les travaux ont été engagés le 21 décembre 2017 (avec une première section de 3,5 km) pour transformer cette ligne en voie ferrée moderne à double voie et gabarit standard sur son segment sud Nakhon Ratchasima-Bangkok, 271 km, la vitesse des convois sera de l’ordre de 180 km/h (maximum : 250 km/h) ; les trains de marchandises circuleront à 120 km/h.[3]. L’achèvement de ce segment est annoncé pour 2026-2027.

Encadré 9. La Thaïlande modifie radicalement un accord avec Pékin

Depuis 2014, la Thaïlande et la Chine sont engagées dans une série de laborieuses négociations bilatérales en vue de construire une nouvelle liaison ferrée destinée à raccorder Bangkok au réseau chinois via le Laos* lorsque le 23 mars 2016, le général Prayut Chan-o-cha, chef de la junte au pouvoir et Premier ministre de Thaïlande, annonce ex-abrupto que son gouvernement 1) s’en tiendrait à la première phase du projet initial, le segment Bangkok-Nakorn Ratchasima, 2) ne contracterait pas l’emprunt à 2 % d’intérêts offert par la Chine, 3) financerait les 5,32 milliards de dollars, montant du projet réduit et 4) n’évoque la seconde phase.

* voie ferrée de 867 km séparant Bangkok de la frontière du Laos, pour un montant de 9,7 milliards de dollars environ. Nb. On trouvera d’autres chiffres pour la distance, son estimation variant selon les sources, l’époque de celles-ci et l’évolution du projet.

Parallèlement à l’accord ferroviaire, la Chine avait également accepté d’acheter à la Thaïlande deux millions de tonnes de riz et 200 000 tonnes de caoutchouc. C’est l’accord sur le caoutchouc qui aurait causé un problème dans les accords ferroviaires. Selon le ministre thaïlandais des Transports, la Chine aurait demandé de modifier les conditions de cet accord, bouleversant Bangkok et censément suspendre la signature de l’accord ferroviaire prévue pour le 3 décembre.

Sans doute le gouvernement thaïlandais – outre le fait qu’il peut lever des capitaux sur le marché obligataire local où les obligations à dix ans se négocient à 1,8 % – escomptait-il reprendre ultérieurement avec Pékin les négociations financières en meilleure position : en effet, sans ce chaînon manquant, les segments récemment construits entre Kunming et la frontière avec le Laos et entre celle-ci et la frontière de la Thaïlande, n’auraient pas de sens. En outre, a-t-il considéré que le fardeau financier ne devrait pas incomber entièrement à la Thaïlande, la Chine ayant plus à gagner économiquement et stratégiquement du lien.

 

Mais d’autres explications, non exclusives les unes des autres, ont été émises à la suite de cette annonce surprise. Faute d’explications officielles satisfaisantes – la presse locale ayant benoîtement présenté cette décision comme une « protection des intérêts nationaux » – il convient de les qualifier d’hypothèses. L’analyse la plus complète en est fournie par Shawn W. Crispin dans son article du The Diplomat du 1er avril 2016, résumée ci-après. En fait, la sidération provoquée par cette annonce a soulevé une vague de critiques et révélé des préoccupations les plus diverses, symptomatiques de l’opinion publique thaïlandaise tant au sujet de l’action gouvernementale que des relations avec la Chine. Il en résulte une liste à la Prévert.

Ainsi, par cette volte-face, le gouvernement thaïlandais aurait voulu répondre aux reproches de ses critiques. Il aurait mal joué son rôle à plusieurs titres. Prayut aurait dû parler de leader à leader, plutôt que de négocier directement avec l’association China Railway International-China Railway Design Corporation, des sociétés d’État certes, mais à but lucratif. Certains s’inquiètent du fait que la State Railway Authority (thaïlandaise), largement considérée comme l’entreprise publique la plus dysfonctionnelle du pays, dirigera la construction du projet. Le financement de la première tranche a été sous-évalué, probablement pour mieux passer. Le gouvernement aurait mieux fait d’affecter les sommes en jeu à la modernisation des voies existantes plutôt qu’à cette voie nouvelle : un transport de fret plus efficace aurait bénéficié au commerce. Sachant le prix qu’y mettait Pékin, il aurait dû négocier plus durement. Une critique plus politique : la junte, soucieuse de compenser l’isolement que lui vaut ses atteintes aux principes démocratiques par la recherche du soutien diplomatique et stratégique de Pékin s’est mise en position de faiblesse vis-à-vis de la Chine.

 

Ce lot de critiques mis à part, la réticence de la Chine à réduire ses prétentions en matière de coût, de taux d’intérêt et de droits fonciers révèle l’évolution de sa position : plutôt que d’investir pour obtenir des avantages politiques et géostratégiques, Pékin a simplement besoin d’en tirer un bénéfice financier.

En effet, la Chine va, paradoxe apparent, trouver des avantages à la situation créée par cette rupture : la ligne tronquée continue à reposer sur ses ingénieurs, ses entreprises d’équipement et de construction, en donnant à celles-ci des contrats de construction sans risque d’investissement sous-jacent ni surtout, sans appel d’offres : les marchés sont passés de gré à gré, sans appel à la concurrence. Entre septembre 2017 et mars 2021, la Thaïlande aura ainsi versé 2,78 milliards de dollars aux sociétés chinoises.

Bien que le chemin de fer, ait été considéré comme symbolique du virage de la Thaïlande de l’Occident vers la Chine après le coup d’État de 2014, l’incapacité à se réconcilier avec elle sur un projet si central pour la crédibilité du plan économique stratégique à 20 ans de la junte fait douter de la solidité de sa supposée relation spéciale avec Pékin. L’opinion publique thaïlandaise craint de voir arriver, par route ou fer, des vagues migratoires chinoise au cas où la santé économique de la Chine fléchirait.

Nb. Deux ans après, en Malaisie, trois projets majeurs d’infrastructures conclus avec la Chine (L’East Coast Rail Link (ECRL), voie ferrée de 688 km reliant la frontière thaïlandaise à Kuala Lumpur – 20 milliards de dollars – et deux conduites de gaz sur l’île de Bornéo) se verront annulés en avril 2019, avant d’être durement renégociés pour un tracé plus court de 40 km et une réduction de 32,8 % par rapport au coût initial.

La nouvelle gare de Bangkok, Bang Sue Grand Station, située au nord de l’agglomération, dans le quartier du grand marché de Chatuchak, est désormais le nouveau hub ferroviaire de la Thaïlande et terminus de tous les services ferroviaires longue distance au départ de la capitale. Le service commercial est effectif depuis novembre 2021.

Au sud de Bangkok, la modernisation de la liaison est prolongée au sud de Bangkok vers les ports de Map Ta Phut et Laem Chabang, premier port du pays, le 20e port à conteneurs le plus fréquenté au monde disposant d’un important complexe industrialo-portuaire.

De Bangkok à Singapour, soit la moitié sud du réseau, les lignes sont opérationnelles depuis 1918 et devraient être modernisées

En résumé :

La première phase de la ligne, le segment sud, doté de six gares : Bangkok Bang Sue, Don Mueang, Ayutthaya, Saraburi, Pak Chong et Nakhon Ratchasima, devrait théoriquement entrer en service en 2025.

Dans un second temps le gouvernement envisage la signature de quatre contrats destinés à mettre en œuvre la prolongation du segment nord, de Nakhon Ratchasima à Nong Khai. Les appels d’offres seraient lancés fin 2021 en vue d’une entrée en service du segment nord Bangkok-Nong Khai – à environ 4 km du Laos, soit la traversée du Mékong jusqu’à Thanaleng après construction du nouveau pont – au plus tard en 2030.

 

Encadré 10. Yunnan-Laos-Cambodge, couloir potentiel vers la mer de Chine du Sud

Hors Plan. Laos-Cambodge, possible couloir supplémentaire vers la mer de Chine du Sud

La voie centrale permettra à la Chine de rejoindre la mer du Chine du Sud via le golfe de Thaïlande. La voie orientale également, mais les relations sino-vietnamiennes sont rugueuses. Deux raisons au moins pourrait conduire la Chine à rechercher une troisième voie : le souci de la discrétion et la volonté de passer malgré les obstacles, qu’ils tiennent aux relations diplomatiques ou à la congestion du trafic ferroviaire.

Le chemin terrestre le plus sûr que Pékin pourrait se frayer du Yunnan à la mer de Chine du Sud traverserait deux pays qui n’ont rien à lui refuser : le Laos et le Cambodge avec ses ports en eau profonde de Sihanoukville et de Dara Sakor. Ces ports ont une grande valeur stratégique pour la Chine, tant à l’égard de l’Est, où elle bétonne et arme certains îlots, que vers l’Ouest, le jour où le canal de Kra sera devenu réalité. Pour une Chine en train de se doter d’une force navale de haute mer, y disposer de facilités, voire plus, serait un atout enviable pour elle comme une source d’appréhension pour ses adversaires.

Depuis soixante ans, le Cambodge est l’un des pays alliés les plus proches de la Chine et son soutien indéfectible face aux critiques occidentales. Son Premier ministre, Hun Sen, est un sino-khmer notable, partisan enthousiaste de l’Initiative des nouvelles Route de la soie (BRI), l’un des tout premiers. Cinq quotidiens cambodgiens sont en langue chinoise (3 en anglais). En retour, Pékin, parmi d’autres, prodigue des milliards de dollars d’aide à ce pays classé comme « moins avancé ».

Quant au Laos, une frontière poreuse, l’existence d’influentes communautés urbaines chinoises, pépinières d’acteurs majeurs de la vie économique du pays et la crise financière et économique de 1997 sont autant de facteurs favorables à l’activisme diplomatique intense Pékin et à son entrisme dans ce pays. Le souhait de ne pas dépendre excessivement du « grand frère » vietnamien avait conduit le Laos à choisir la Thaïlande comme partenaire économique majeur, mais l’affaiblissement de celle-ci l’a amené à transférer ce rôle à la Chine, ce qui donne à ses relations avec Pékin la coloration d’une complicité plus ou moins contrainte.

Venant de Kunming, ce couloir ferroviaire se dirigerait vers l’est en restant sur la rive gauche du Mékong. Au lieu de rendre la direction de Bangkok comme la voie centrale, son tracé emprunterait de Vientiane à Thakhek l’un des segments de la voie ferrée (555 km par le col frontalier de Mu Gia) qui se profile entre Vientiane et le port vietnamien de Vung Ang (province de Ha Tinh). Les trains devraient y circuler jusqu’à 120 km/h. Son étude de faisabilité a bénéficié de l’aide financière de l’Agence coréenne de coopération internationale (3 millions de dollars pour l’étude et la formation du personnel, 2015-2018). Dès 2017, le projet a été déclaré viable pour un coût estimé supérieur à 5 milliards de dollars. Chaque pays s’est engagé à financer et à construire sa propre section – 452 km au Laos et 103 km au Vietnam.

En 2019, un consortium indonésien, l’Indonesia Railway Development Consortium (comprenant le constructeur ferroviaire d’État indonésien INKA, la Compagnie des chemins de fer indonésiens, Len Industri, société d’électronique, et l’entreprise Waskita Karya) a annoncé qu’il commencerait les travaux sur la section laotienne en 2021 pour un prix de 1,9 milliard de dollars. Le consortium a signé un accord de coopération avec la société vietnamienne HT Construction et PetroTrade au Laos. Les travaux devraient s’achever en 2024.

La construction de la section vietnamienne a été approuvée par le gouvernement de Hanoi le 27 octobre 2021.

Ce qui suit relève d’une hypothèse que Pékin pourrait avoir envisagé :

La construction d’une branche sud partant de Thakhek et empruntant la rive gauche du Mékong – où le relief ne présente pas d’obstacle majeur – en direction du Cambodge. Passant sur la rive droite du fleuve à la hauteur de Paksé et traversant le Cambodge, elle aboutirait à Sihanoukville et à son port en eau profonde. Ce port se verra en effet sérieusement amélioré au cours de la prochaine décennie, notamment grâce à l’aide japonaise (Détails : voir annexe Dara Sakor)

Petit rappel historique pour les Français

A l’extrême sud du Laos, sur le Mékong, dans la région de Si Phan Done (« Quatre mille îles »), une formation rocheuse barre le cours du Mékong et crée des chutes d’environ 15 m de dénivelée sur une largeur de plus de 10 km. Cet obstacle à la circulation fluviale avait, dès 1893, conduit l’administration coloniale française à construire une ligne de chemin de fer à voie métrique de 14 km, achevée en 1910, pour faciliter le transbordement de canonnières appelées à assurer, en amont, la protection de la frontière nouvellement établie entre le Siam et le Laos. Lors de la seconde guerre mondiale, elle a été utilisée un temps par les Japonais puis abandonnée faute de trafic.

3) Le couloir vietnamo-khmer ou route orientale

En Chine. De Kunming à Hekou/Lao Caï – le poste-frontière sino-vietnamien – en passant par Yuxi, la voie de chemin de fer au gabarit standard de 370 km, ouverte en 2014, accepte la vitesse de 120 km/h. Elle est raccordée au réseau vietnamien à Lao Caï.

Au Vietnam. Lao Caï-Hanoi. Une voie métrique de l’époque coloniale – en service depuis 1902 – relie la frontière à la capitale à la vitesse de 60 km/h. Modernisation prévue pour 2045. Prolongement jusqu’au port de Haiphong, 103 km prévu pour 2040.

Hanoi-Ho Chi Minh-Ville. La ligne de « Chemin de fer Nord-Sud », entre Hanoi et Ho Chi Minh-Ville, constitue l’épine dorsale ferroviaire du Vietnam, d’une longueur de 1 726/1 736 km* parcourus à la vitesse moyenne de 60, sinon 50 km/h. Construit à la fin du 19e siècle, ouvert en 1936, le réseau ferroviaire métrique vietnamien, non seulement vétuste, a été sérieusement endommagé durant les guerres successives qu’a connu l’Indochine, de 1946 à 1954, puis le Vietnam, de 1959 à 1975.

La Chine et les pays communistes, notamment l’URSS, ont contribué au financement de sa remise en état après la réunification des Nord et Sud-Vietnam. Mais ce sont des capitaux japonais qui ont soutenu la modernisation du Chemin de fer Nord-Sud à partir de 2002 avec une mise progressive à l’écartement standard et d’importants travaux de génie civil. À terme, la ligne devrait pouvoir être exploitée en grande vitesse.

* Pour Wikipédia cette longueur est de 1 736 km/h, mais 1 726 km pour La Global Construction Review (16 janvier 2019.

En 2010, l’Assemblée avait examiné le projet et conclu à l’impossibilité d’en assumer le coût de 56 milliards de dollars, soit 45 % du PIB à l’époque.

En 2016, financée en partie par le gouvernement japonais, une nouvelle étude de préfaisabilité et d’évaluation du gain attendu d’une ligne modernisée pour l’économie vietnamienne et la capacité du pays à la financer montrait que, compte tenu de la croissance économique rapide du pays, la réalisation du projet était devenue réaliste.

Le 27 octobre 2021, le Premier ministre du Vietnam a approuvé le schéma directeur du réseau ferroviaire pour la période 2021-2030, avec une vision à l’horizon 2050. Ce schéma comprend un programme de construction et de modernisation de plusieurs voies ferrées cumulant une longueur totale de 4 800 km au cours des 10 prochaines années (10,5 milliards de dollars) ainsi qu’un programme d’extension du réseau à 6 354 km d’ici à 2050. La priorité est donnée à l’itinéraire Nord-Sud, 1 545 km, appelé à devenir une voie double à grande vitesse en site propre, au gabarit international, qui reliera Hanoï et Ho Chi Minh-Ville en six heures et demie – au lieu de 30 – à la vitesse commerciale de 250 km/h. Après la période initiale d’études et de résolution des acquisitions foncières, la construction de la ligne devrait débuter en 2028 à partir de ses deux extrémités : une section de Hanoi à Vinh, 280 km, et de Ho Chi Minh-Ville à Nha Trang, 360 km, pour un coût total de 4,93 milliards de dollars. Le Nikkei Asian Review rapporte que ces deux sections pourraient être progressivement mises en service dès 2030. Le financement de la partie centrale de la ligne, Vinh-Nha Trang, devrait provenir des revenus tirés des deux premières sections. L’ensemble de la ligne pourrait être achevé en 2045. La construction d’une nouvelle ligne Lao Cai-Haiphong par Hanoi est attendu pour 2050. De même un prolongement de Bien Hoa (agglomération de  Ho Chi Minh-Ville) au port de Vung Tau, 84 km est envisagé.

Les anciennes voies métriques ne seront pas démantelées mais exclusivement utilisées pour le transport de marchandises.

L’État, qui devrait fournir 80 % du financement, devrait recourir à un partenariat public-privé (PPP). L’Autorité des chemins de fer du Vietnam a fait appel à l’investissement étranger dans ces projets sous forme de financement en capital, de coopération ou de transfert de technologie, de coentreprises, d’apport de capital et d’achat d’actions.

Du Vietnam au Cambodge

La liaison ferroviaire de Ho Chi Minh-Ville à Phnom Penh

Aucun chemin de fer n’a été construit entre ces deux villes à l’époque coloniale. Évoqué pour la première fois en 2009, le projet d’une liaison ferrée entre la capitale du Cambodge et la frontière vietnamienne a fait l’objet d’une étude de faisabilité financée par le gouvernement cambodgien et China Railway Group.

Ce projet d’une voie métrique de 250 km aurait relié Phnom Penh à Snuol, proche de la ville vietnamienne de Lôc Ninh pour y rejoindre la voie de chemin de fer de 162 km allant à Ho Chi Minh-Ville. Encore dans les cartons en 2015, ce projet est repris en 2018, mais cette fois en passant par le poste-frontière de Bavet/Moc Bai. L’accord a été renouvelé en 2020. Il est en cours de réexamen. Le coût de la construction est estimé à environ 600 millions de dollars et le gouvernement chinois devrait financer la majeure partie de la construction.

Du Cambodge à la Thaïlande

La voie ferrée de Phnom Penh à Poipet à côté du bourg d’Aranyaprathet à la frontière thaïlandaise, voie métrique de 400 km environ, autorisant une vitesse de 90 km/h, détruite en 1973 pendant la guerre civile cambodgienne entre forces royales et khmers rouges (1967-1975), a été reconstruite et entrée en service en avril 2019. Sa jonction avec le réseau thaïlandais permet d’atteindre Bangkok par une voie – ouverte en 1907 – de 261 km à la vitesse de 100 km/h environ.

Un pas de côté : corridor économique Chine-Pakistan

  • La descente vers le sud par le bassin du Mékong qui vient d’être évoquée complètera (ou, le cas échéant, remplacera) la poussée parallèle que Pékin s’efforce de concrétiser à travers le territoire du Pakistan avec son corridor économique, un projet-phare rattaché au programme des Routes de la soie. Destiné à relier la province du Xinjiang au port de Gwadar sur l’océan Indien, l’avancement de ce corridor est actuellement freiné par l’hostilité déclarée de la population irrédentiste du Baloutchistan, l’une des quatre provinces fédérées du Pakistan.
  • Ce double mouvement vers le sud, susceptible d’être accompagné par une présence navale qui pourrait devenir permanente et appuyé sur le port sri-lankais de Hambantota (loué à la Chine pour une période de 99 ans depuis 2017), procède vraisemblablement de la volonté de Pékin d’encadrer l’Inde, ce rival aux relations fréquemment conflictuelles dont la démographie plus dynamique que celle de la Chine est pour elle à long terme un danger vital.

 

III – Une infrastructure duale : l’opération Dara Sakor

Dara Sakor, un lieu d’accueil sur le littoral à potentialité duale

La Chine s’est souciée de préparer à proximité de Sihanoukville, sur le golfe de Thaïlande, un lieu d’accueil à la destinée duale, aujourd’hui pour ses investisseurs et ses touristes et, si nécessaire, demain pour ses troupes.

1) La réserve foncière ou « la RP de Chine peut agir au Cambodge comme chez elle »

Dara Sakor a été inscrite à deux reprises en 2016 et 2019 dans la liste des projets clés en matière d’investissement entre le Cambodge et la Chine dans les protocoles d’accord signés entre le Conseil du développement du Cambodge du Royaume du Cambodge et la Commission nationale de développement et de réforme de la République populaire de Chine.  Sur 16 projets clés Dara Sakor vient en 6e position.

L’attribution, le 9 mai 2008, à l’Union Development Group (UDG, connu auparavant sous le nom de Tianjin Wanlong Group, un promoteur immobilier chinois) d’une concession de 99 ans sur 450 km2 du littoral cambodgien près de Sihanoukville a enfreint la loi cambodgienne, notamment son sous-décret n°146 du 27 décembre 2005.

1) La surface des terrains ne doit pas dépasser 100 km2 par projet et par investisseur.

2) Un investisseur étranger ne peut se voir attribuer une concession de sol cambodgien d’une durée comprise entre 50 et 99 que si son projet d’investissement concerne le secteur agricole et agro-industriel, ce qui explique probablement l’insertion du point n° 7 dans le projet (voir encadré 5 ci-après). Or, l’Union Development Group (UDG), société chinoise de Tianjin présidée par M. Li Tao, dépourvue de références internationales – désignée de plus comme entité d’État par les États-Unis – a faussement déclaré appartenir à des Cambodgiens et engagée dans une opération visant principalement le tourisme et le divertissement.

3) UDG a été accusée à plusieurs reprises d’avoir incendié les maisons des villageois avec lesquels il est en conflit et de contrôler les mouvements de la population en utilisant des agents de sécurité privés et des membres des forces armées. Plus de 1 000 familles ont été chassées de leurs terres dans sa concession sur les districts de Botum Sakor et Kiri Sakor. En juin 2014, la représentante pour le Cambodge du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, avait convoqué Li Tao pour lui faire part de ses observations, demandant notamment de cesser immédiatement d’utiliser des responsables militaires pour traiter avec les villageois du montant des indemnités qui leur étaient proposées. Auparavant, en février 2014, le Conseil des ministres avait publié un avis exigeant que UGD cesse de démanteler les maisons des villageois et de défricher les terres des personnes qui n’avaient pas été indemnisées.

Cela étant, UDG a repris sa nationalité chinoise d’origine sans révision du contrat de concession. Il a donc fallu des raisons impératives, sinon des pressions corruptrices, pour que les autorités gouvernementales (le dépassement de surface est soumis au niveau ministériel) accordent cette concession.

4) La concession, comme d’autre empiètements antérieurs – notamment d’exploitation forestière –, est située à l’intérieur du plus grand des parcs nationaux du Cambodge (1 712 km2) celui de Boutum Sakor (ou Bodom Sakor). Parc emblématique du Cambodge, qui va des monts des Cardamomes au golfe de Thaïlande où il compte des zones de mangroves il est classé comme haut lieu mondial de la biodiversité par l’organisation Wildlife Alliance. Un statut qui ne le protège pas des concessions foncières, comme celle, datant de 2004, attribuée à une entreprise forestière indonésienne, qui en exploite la forêt primaire irremplaçable du parc sous le prétexte douteux de créer des plantations d’acacias, au détriment de la biodiversité et des habitats (http://www.earthtimes.org/conservation/botum-sakor-national-park-a-threatened-haven-biodiversity/1268/). En 2015, le Cambodge avait l’un des taux de déforestation les plus élevés au monde. Les occupants, pêcheurs et paysans, sont expulsés manu militari de ces concessions, ce qui a valu à des protagonistes de l’UDG d’être sanctionnés par les États-Unis en décembre 2019 puis en septembre 2020 (sanctions financières et restrictions de visa, interdiction aux citoyens américains de s’engager dans des transactions avec les personnes désignées et leurs entités) (https://home.treasury.gov/news/press-releases/sm1121). Cette décision, qui s’appuie sur la loi mondiale Magnitsky sur la responsabilité des droits de l’homme, cible les auteurs d’atteintes graves aux droits de l’homme et de corruption, ainsi que leurs partisans : le général de haut rang Kim, un ancien khmer rouge, ses trois enfants et Pheap le magnat du bois. Kim avait utilisé des soldats des Forces armées royales cambodgiennes pour « intimider, démolir et nettoyer les terres recherchées par l’entité appartenant à la RPC ». Ainsi s’installe une zone d’extraterritorialité chinoise.

Des opérations de développement sont en phase active sur la réserve foncière ainsi constituée pour développer – dans le cadre de l’initiative des nouvelles Routes de la soie – un complexe de trois projets majeurs et un, mineur, respectivement :

– Une ville balnéaire, la Dara Sakor Seashore Resort, et ses zones d’activités et de services en sept secteurs (encadré5 ci-après),

– Un aéroport international,

– Un port en eau profonde,

En  outre et plus modestement, deux éléments de la Route numérique de la soie ont été glissés dans l’opération.

 

Carte à venir : Plan d’ensemble de l’opération Dara Sakor

 

Encadré 11. Plaquette promotionnelle du projet Dara Sakor

Source : Site de Tianjin Union Development Group, UDG

(Version française intégrale du texte initial, nombreuses illustrations exceptées)

 

Le plan global de la zone pilote d’investissement et de développement global Cambodge-Chine et du complexe cambodgien Dara Sakor Seashore peut être divisé en sept parties. La position de ce projet est d’établir une plate-forme d’investissement et de développement pour « l’interconnexion et l’intercommunication » Cambodge-Chine avec un partenariat stratégique global ; jouer le rôle d’un acteur important en Asie du Sud-Est (Cambodge) pour l’initiative « la Ceinture et la Route » qui relie la Chine, l’Europe , Asie et Afrique ; établir une base industrielle importante en Asie du Sud-Est pour les entreprises chinoises « sortantes » ; créer une plate-forme stratégique importante pour la coopération internationale des capacités de la Chine, l’exportation de gestion technologique et l’exportation de services technologiques vers l’Asie du Sud-Est ; donner l’exemple du mécanisme de coopération Chine-ASEAN et faire du projet stratégique d’interconnexion et d’intercommunication un projet pivot dans un corridor économique sous-régional au Cambodge.

1- Économie internationale et zone de coopération industrielle

Position. Spécialisation industrielle internationale régionale et accepteur industriel ; zone commerciale bilatérale Cambodge-Chine et zone de coopération industrielle pouvant accepter le transfert industriel de Chine dans l’assemblage d’équipements, la biopharmacie et la fabrication d’autres équipements haut de gamme, etc.

Vision de développement. L’une des zones de coopération industrielle et économique multinationales les plus internationales d’Asie du Sud-Est et l’un des principaux acteurs économiques de la ceinture économique de la route de la soie maritime.

2- Station internationale de divertissement et touristique

Position. Tout nouveau complexe touristique complet en Asie du Sud-Est et la plus grande destination liée aux voyages sur la côte est du golfe de Thaïlande.

Vision de développement. Une destination touristique avec des caractéristiques culturelles locales, le meilleur environnement naturel et des services complets.

3- Zone industrielle économique marine

Position. Zone de transformation des ressources marines et de développement économique marin (élevage hauturier, pêche au long cours et transformation des produits de la mer).

Vision de développement. La principale zone de développement économique marin dans le golfe de Thaïlande, exploitant le développement et l’utilisation modérés, rationnels et scientifiques des ressources marines ; développement industriel de la biologie marine à long terme.

4- Logistique aéroportuaire et portuaire et zone de commerce garanti

Position. Plate-forme de fonction d’expédition de 10 000 tonnes maximum au Cambodge ; pôle logistique aéroportuaire et zone de libre-échange économique.

Vision de développement. Une importante station de transfert logistique en Asie du Sud-Est tant pour l’aéroport que pour le port ; une importante zone de développement économique aéroportuaire et portuaire dans la zone de libre-échange Chine-ASEAN.

5- Zone culture, films &TV et divertissement

Position. Zone folklorique mettant en vedette trois cultures, à savoir la culture religieuse, la culture du Sud-Est et la culture locale cambodgienne ; la plus grande base de production cinématographique et télévisuelle de Chine en Asie du Sud-Est.

Vision de développement. Une fenêtre pour diffuser la culture immatérielle mondiale, la plus grande base de production cinématographique et télévisuelle avec des caractéristiques typiques de l’Asie du Sud-Est en Asie du Sud-Est.

6- Zone de soins de santé et de services

Position. Le principal centre de soins de santé et d’assurance-maladie pour les Chinois.

Vision de développement. Une destination d’assurance-maladie pour les Asiatiques du Sud-Est comme pour les personnes du monde entier, en explorant pleinement les excellentes ressources naturelles de l’environnement et en utilisant la médecine traditionnelle du Cambodge et de la Chine.

7- Usine d’agriculture écologique et zone de transformation

Position. Important producteur et transformateur de cultures commerciales (riz et maïs) et de produits agricoles subsidiaires (banane, ananas, etc.) et base d’élevage écologique à Koh Kong ; importante base de réapprovisionnement alimentaire dans la zone pilote d’investissement et de développement global Cambodge-Chine et le complexe cambodgien Dara Sakor Seashore.

Vision de développement. Un important producteur de produits agricoles et subsidiaires au Cambodge ; le principal lieu d’exportation.

*

Adresse des bureaux de la société UDG : Étage 4e, bâtiment Wanlong Pacific, N° 78 Eleven Jing Road, district de Hedong, Tianjin, RPC.

Adresse du projet : Zone côtière autour du parc national de Sakor, Koh Kong, Cambodge

2) L’attrait touristique de la côte : Sihanoukville et Dara Sakor

 Sihanoukville, ville champignon, accueille de nouveaux résidents et touristes chinois

Sihanoukville aux plages réputées compte 157 000 habitants (2021) contre 89 800 en 2008. Les Chinois ont commencé à affluer à Sihanoukville à partir de 2016 et leur nombre était estimé en 2019 équivalent à celui des résidents cambodgiens, soit environ 80 000, chiffre largement sous-estimé semble-t-il mais qui a diminué en 2020 du fait de la pandémie. En 2019, près de 90 % des entreprises touristiques de cette ville, des hôtels, casinos et restaurants aux salons de massage, étaient gérées par des Chinois.

Selon les comptages de la police, sur les 71 casinos de Sihanoukville, 48 sont exploités par des Chinois, et 90 % des 436 restaurants de la province sont tenus par des ressortissants chinois. 150 hôtels et chambres d’hôtes – sur près de 200 de la province – ainsi que 41 clubs de karaoké et 46 salons de massage sont exploités par des Chinois. En plein essor, les hôtels de luxe sont construits pour les touristes chinois, la côte cambodgienne en a accueilli 600 000 en 2019.

Parmi les conséquences de la présence saturante des Chinois, certaines sont positives (Sihanoukville est sortie de sa léthargie ; quelques Cambodgiens se sont enrichis en vendant ou en louant leurs terres à des Chinois) mais d’autres le sont moins (pénuries d’eau et d’électricité ; hausses multiples : coût de la vie contraignant des familles à déménager ; hausse du prix du terrain en secteur urbain, passé en quelques années de 50 à 3 000 dollars le mètre carré, des baux de bureaux ; délinquance en augmentation : 400 ressortissants chinois ont été arrêtés et expulsés, principalement pour implication dans des escroqueries en ligne ; saleté des Chinois dans les rues, restaurants, chantiers, plages ; perte du charme traditionnel de la ville, notamment celui de l’identité cambodgienne des rues, envahies par des panneaux rouges pour la plupart en mandarin ou khmer mal orthographié ; chantiers multiples : 200 projets en construction chinois pour la plupart ; constructions de mauvaise qualité voire illégales, frénésie de construction d’immeubles de grande hauteur – jusqu’à 30 étages, effondrement d’un immeuble chinois en construction, 28 morts ; infractions au code de la route, majoritairement par des Chinois). Ces conséquences négatives relèvent pour la plupart de la passivité cambodgienne face au dynamisme chinois et à la corruption qu’il traîne avec lui.

Toutes les grandes villes de Chine ont des vols directs vers le Cambodge. Le Cambodge fournit des visas d’atterrissage et des visas électroniques aux touristes internationaux. De multiples visas aller-retour pour un, deux et trois ans sont proposés aux investisseurs et aux touristes chinois, ce qui est très pratique pour les affaires et le tourisme.

Dara Sakor, ville balnéaire en devenir

Face à Sihanoukville, de l’autre côté de la Baie de Kompong Som, parmi les multiples ensembles hôteliers récemment surgis sur la côte de part et d’autre de Sihanoukville, la ville balnéaire « intelligente » appelée Dara Sakor Seashore Resort, se fait remarquer par sa démesure. Sur les 450 km² de la réserve foncière concédée à Tianjin Union Development Group, 360 km², soit 80 % de sa surface (la moitié de celle de Singapour), sont dévolus à son développement sur 90 km de littoral. La destination des 20 % restants, 90 km², n’est pas connue. Sa réalisation a été confiée à une filiale immobilière du groupe Prince Holding Group Ltd (Encadré 2) présidée par un Chinois de Fujian fraichement naturalisé cambodgien. Le projet vise à abriter 1 300 000 habitants à l’horizon 2030, accueillir 6 860 000 touristes annuels, offrir 414 000 logements et 94 500 chambres d’hôtel. La cérémonie de pose de la première pierre de Haihu Manor, première tranche de réalisation immobilière sur 571 hectares a eu lieu le 20 février 2019. Son achèvement est prévu pour 2025, tandis que la seconde vise à être prête d’ici 2035 et les dernières seront terminées d’ici 2045. L’ensemble résidentiel de loisir dispose d’un casino, de plusieurs terrains de golf et d’un club nautique équipé d’une jetée. Selon les documents promotionnels, 30 milliards de dollars seront consacrés à l’équipement des terrains et la réalisation de l’immobilier, s’ajoutant à l’investissement foncier initial de 3,8 milliards de dollars.

Ce plan de développement touristique a été rattaché au programme chinois des Nouvelle route de la soie.

Encadré 12. Le groupe Prince Holding Group Ltd

Le groupe Prince Holding Group Ltd, domicilié à Taipei et l’un des plus grands conglomérats du Cambodge (développement immobilier, banque, finance, tourisme, Cambodia Airways). Sa filiale Belt Road Capital Management, l’une des sociétés de capital-investissement les plus importantes du Cambodge, se concentre sur la sous-région du Grand Mékong (Cambodge, Myanmar, Laos, Vietnam et Thaïlande) à la recherche d’opportunités d’investissement. Elle a déjà investi dans plusieurs start-up cambodgiennes à partir d’un premier fonds de 50 millions de dollars levé en 2017.

Son président est M. Chen Zhi, 34 ans en 2021, natif de la ville chinoise de Fujian. Le statut de citoyen cambodgien lui a été conféré par naturalisation en février 2014, un statut qui lui permet d’acheter des terres au Cambodge, ce que la loi interdit aux non-ressortissants.

Selon Radio Free Asia et Al Jazeera dans le cadre de leur enquête sur les Cyprus Papers, en 2017, Chen Zhi, s’étant lié au ministre cambodgien de l’Intérieur Sar Kheng, dont il a été nommé conseiller personnel. Deux semaines après cette nomination, il crée Jinbei (Cambodge) Investment avec Sar Sokha, son fils, avec lequel il était en relations d’affaires. Cette société est probablement liée au groupe Jin Bei de Chen, qui possède un casino dans la station balnéaire de Sihanoukville, un pôle d’attraction pour les joueurs chinois. En outre Chen a acheté un passeport chypriote en 2018 moyennant 2,5 millions de dollars – c’est le tarif –, ce qui lui qui permet de voyager facilement et de faire des affaires à travers l’Union européenne. Le 20 juillet 2020, il obtient le titre honorifique de « neak oknha », un ancien titre de la culture khmer, décerné par le roi, en fait, la direction du Parti du peuple cambodgien, aux hommes d’affaires qui participent au financement de travaux publics approuvés par le Parti du peuple cambodgien pour un montant d’au moins 500 000 dollars (oknha peut se traduire par « magnat »). C’est peu de chose pour un groupe qui a investi plus d’un milliard de dollars dans des entreprises à travers le Cambodge, dans le flux financier de l’Initiative des Nouvelles Routes de la soie. Chen est coté en tant qu’administrateur de 10 sociétés de Hong Kong. Dans la plupart des cas, il est le seul administrateur coté et les actions des sociétés sont détenues par des sociétés écrans dans des juridictions secrètes offshore telles que les îles Vierges britanniques, ce qui rend impossible de savoir à qui appartiennent réellement les sociétés de Hong Kong. On ignore l’origine de l’argent de Chen et comment un jeune homme de 27 ans a pu devenir en quelques années l’un des magnats les plus prospères du Cambodge.

Comme le présente son site, « en tant que président, Neak Oknha Chen Zhi a fait du Prince Group un conglomérat de premier plan au Cambodge qui adhère aux normes internationales, investit dans l’avenir du Royaume et s’engage à adopter des pratiques commerciales durables ». Sa filiale Prince Real Estate a notamment construit un complexe touristique en front de mer sur 30 hectares à Sihanoukville.

3- Les infrastructures de Dara Sakor

 L’aéroport international de Dara Sakor

L’aéroport de Dara Sakor, code 4E, donne au Cambodge le quatrième aéroport de statut international, avec ceux de Phnom Penh, Siem Reap et de Sihanoukville (ex-Pochentong). Depuis fin 2020, la piste rénovée de ce dernier peut désormais accueillir les avions très gros porteurs du type Boeing 777-300ER et Airbus A350-1000. En outre, l’aéroport national de Mondol Seima, à 167 km au nord, à la frontière avec la Thaïlande, va être déplacé et modernisé. En cause, le développement du tourisme, la deuxième source de revenus du pays derrière l’agriculture, qui dépend principalement des touristes étrangers notamment chinois seront le principal moteur de la croissance du tourisme au Cambodge après la pandémie.

Le Premier ministre Hun Sen a salué la station balnéaire Dara Sakor comme une « destination écotouristique de luxe » qui mettra la province de Koh Kong sur la carte du tourisme international. Cette destination dispose d’un aéroport nouvellement construit, développé sur un site de 600 ha, aujourd’hui encore au milieu de la jungle. La société chinoise UDG, l’investisseur quasi-propriétaire durant la durée de la concession de 99 ans pour le développer et l’exploiter, ce qui en fait un aéroport privé, bien que la gestion des vols et des informations soit assurée par le Secrétariat d’État à l’Aviation Civile, SSCA.

La phase I de l’aéroport est achevée

La phase I, sur 218 hectares dont 187 pour l’aéroport, comprend la construction d’une piste et d’un vaste terminal – surdimensionné semble-t-il – pour passagers. La piste de la phase I, qui mesure 3 200 m de long (la plus longue du Cambodge) et 60 m de large, pourra accueillir des avions long-courriers et des avions gros-porteurs comme le Boeing 777 et l’Airbus A340 et avions de taille équivalente. La surface du tarmac est de 67 000 m2. Le coût des travaux ont été estimés entre 300 et 350 millions de dollars, la phase suivante, entre 150 et 200 millions de dollars, portant l’ensemble du projet à 500 millions de dollars environ.

Nb. Un Boeing 747-8 a besoin d’environ 3 090 mètres pour décoller, tandis que 3 100 mètres sont nécessaires à l’Airbus A380-900.

Les travaux correspondants ont commencé en juin 2018 et sont achevés depuis juin 2021. Les techniciens, architectes et autres professionnels employés dans le projet étaient tous chinois, tandis que l’ensemble des ouvriers du bâtiment étaient cambodgiens. L’aéroport est opérationnel depuis fin 2021 pour des essais en vol au début de 2022. Les opérations commerciales débuteront à la mi-2022. L’aéroport pourra alors accueillir 4 millions de touristes par an – 10 millions à l’achèvement complet du projet. L’aérogare est conçue pour gérer des mouvements de passagers pouvant atteindre un demi-million. L’aéroport a reçu le code de localisation DSY après avoir satisfait à toutes les exigences de l’Association du transport aérien international (IATA).

Au cours de la phase suivante, l’aéroport verra sa capacité initiale augmenter pour accueillir 3,6 millions de passagers par an, puis gérer une charge potentielle de 10 millions de passagers d’ici 2030. 

Aéroport civilo-militaire ? Questions

Si l’on considère deux des appareils récents l’armée de l’air chinoise conçus pour la projection de puissance, le Chengdu J-20 « Weilong » pour le combat, et le Xian Y-20 « Kunpeng », pour le transport lourd, on s’aperçoit que le nouvel aéroport est taillé avec une exceptionnelle générosité pour les recevoir. En tous cas, sa position en terrain ami, au centre géographique des territoires de l’ASEAN, en fait un relai précieux pour les forces aériennes et navales de l’Armée populaire de libération.

Cela dit, les caractéristiques du nouvel aéroport privé de Dara Sakor qui entrera en service commerciale au premier semestre 2022 laissent fortement penser que des intentions autres que le profit ont également présidé à sa conception. De plus, elles laissent des questions en suspens. Pourquoi une piste de 3 200 m, alors que 2 800 m suffisent pour faire atterrir le classique gros porteur de touristes qu’est le Boeing 787, et a fortiori 1 000 m pour le récent avion militaire de transport lourd stratégique Xian Y-20 « Kunpeng » ? Pourquoi l’aéroport est-il doté d’une capacité d’accueil 40 fois supérieure à celle de son voisin de Sihanoukville, une destination touristique de première grandeur ?

Chengdu J-20 « Weilong. Alors que la largeur maximum d’une piste d’aéroport civil est traditionnellement de 45 m, les 60 m de la piste, phase I, de Dara Sakor, suggèrent un usage potentiellement militaire, car elle autorise le décollage simultané de deux appareils légers – comme c’est l’usage pour les avions de chasse – tel le Chengdu J-20 « Weilong ». Déployé depuis 2017 cet avion de combat multirôle furtif de cinquième génération, vitesse maximale supérieure à Mach 2 – 2 470 km/heure, à l’instar du Mirage 2000 – a été conçu pour les opérations à longue distance avec une portée de 3 400 km. Le J-20 devrait entrer en service avec trois missions possibles : effectuer, comme bombardier furtif, des frappes à longue distance, mener des opérations de reconnaissance et de guerre électronique et intégrer le réseau de défense spatial chinois avec la capacité de tirer des missiles antisatellite.

Xian Y-20 « Kunpeng ». Théoriquement, l’aéroport de Dara Sakor pourrait recevoir l’avion de transport lourd stratégique Xian Y-20 « Kunpeng », admis en service en 2016, une réussite de la fabrication chinoise qui offre à l’armée de l’air chinoise un élément notable de projection de puissance, doté d’une portée de 4 445 km à pleine charge, 7 800 km avec 40 t de charge utile, vitesse de croisière de 630km/h. Le Y-20 est susceptible de transporter environ 300 hommes ou une charge de 66 t, soit deux chars légers Type 15 sans surblindage additionnel – poids en ordre de combat de 33 t.

Le Y-20 nécessite une piste de 1000 m pour l’atterrissage. Il peut décoller à vide sur une piste de 600 à 700 m (770 m ou 860 m selon source), ou 1 040 mètres avec 170 personnels et 8 tonnes de fret en soute – soit plus d’une vingtaine de tonnes de charge utile –, plus de 1 250 m pour une charge plus lourd. Le Y-20 existe en trois versions spécialisées : AWACS avec un radar d’alerte précoce (AEW), lanceur aéroporté (110 parachutistes), ravitaillement en vol.

Au vu de ces quelques données recueillies dans divers médias et avant toute étude approfondie, on peut imaginer que la longueur de la piste de Dara Sakor, excessive au regard des besoins des plus récents appareils chinois, s’expliquerait par la prévision d’essais de nouveaux appareils, les essais réclamant par précaution, un surdimensionnement de la piste par rapport aux normes ordinaires. Le caractère privé de cet aéroport permettrait dans ce cas une discrétion à volonté et une façon d’éluder les responsabilités formelles des États concernés.

Un port en eau profonde et les bases navales, Sihanoukville et Ream.

Un futur port en eau profonde à Dara Sakor

Un nouveau port  pour les croisières et le commerce est prévu à Dara Sakor par les autorités de la province de Koh Kong qui en juin 2020 précisaient qu’il devrait être capable d’accueillir des navires de 10 000 tpl et que la recherche de sa localisation d’un site en eau profonde en était en cours. Certains indices suggèrent que ce port pourrait se situer au lieu-dit Thmar Sar, un hameau de pêcheurs accessible par la mer, dans la baie de Kompong Som… ou à quelque distance, en face de la petite île de Koh Sdach. L’étude de faisabilité du projet a été menée conjointement entre les organes compétents et le groupe LYP, une entreprise privée cambodgienne proche du pouvoir, gestionnaire de la zone économique spéciale de la province de Koh Kong. C’est probablement Thmar Sar qu’évoquaient des médias américains en révélant, le 19 novembre 2021, que des défrichements étaient observables dans un parc national (sans qu’il soit nommé, il s’agit très probablement de Botum Sakor) afin de faire place à un port suffisamment profond pour accueillir des navires de guerre. Une zone d’économie spéciale pourrait être développée sur l’île voisine de Koh Rong (78 km2). Ce schéma de développement est très similaire à ceux du port en eau profonde de Kyaukpyu mis en œuvre en Birmanie (Cf. supra), de la « Cité portuaire » construite à Sri Lanka près de Colombo par le groupe étatique China Communications Construction Company ou de Djibouti International Free Trade Zone, partenaire de China Merchant Group (CMG) et de Dalian Port (PDA) une zone franche qui, largement financée par les prêts chinois, doit devenir à terme la plus grande de toute l’Afrique. Au fil des occasions mais selon un plan d’expansion méthodiques semble-t-il, la RP de Chine se dote d’un réseau d’appui logistique. Il est tentant de comparer ce mouvement à ceux que dans un passé plus ou moins lointain, différentes grandes puissances occidentales ont réussi à développer, mais ce serait une autre étude.

Selon la doctrine duale – civilo-militaire – de Pékin, le port de Dara Sakor pourrait recevoir la marine chinoise, ce qui est nié tant par la Chine que par le Cambodge. On se souviendra qu’il en a été de même pour la base navale de Djibouti, objet, selon la pratique du « fait accompli », de dénégations répétées jusqu’à son inauguration en juillet 2017. La raison formellement invoquée par le gouvernement cambodgien est que la constitution de 1993 interdit toute installation ou stationnement de militaires étrangers sur son sol, mais l’attribution d’un passeport cambodgien à des militaires chinois relève du fait du prince…

La marine cambodgienne dispose de trois bases navales, respectivement à Sihanoukville, Ream et Phnom Penh.

– Sihanoukville. La base se situe à l’intérieur du port autonome géré par l’État, seul port en eau profonde jusqu’à maintenant (accueil de navires de 10 000 à 15 000 tonnes de port en lourd, tpl, d’un tirant d’eau inférieur à 8,0-8,5 m). En août 2017, la Japan International cooperation Agency, JICA, a accordé un prêt de 207 millions de dollars au Cambodge pour la construction d’un nouveau terminal à conteneurs au port autonome de Sihanoukville. Les études de conception phase I de sa construction, d’une durée de trois ans ont bénéficié d’un prêt du Japon d’environ 209 millions de dollars. Elle devait commencer en 2021 mais le début des travaux a été reprogrammé pour la mi-2022 en raison des modifications apportées à l’aménagement du port pour le rendre capable d’accueillir des porte-conteneurs de taille moyenne d’une capacité de 5 000 EVP exigeant 13 m de profondeur, amenant à prévoir une longueur de 350 m et une profondeur d’eau de 14,50 m. Le port autonome lancera alors un appel d’offres public pour sélectionner une entreprise de construction. L’entreprise qui l’emportera sera peut-être chinoise. Mais si elle ne l’est pas, japonaise, par exemple, rien n’empêchera le Cambodge d’autoriser un navire chinois, civil ou militaire, d’utiliser ses installations portuaires. Nb. La zone économique spéciale (ZES) de Sihanoukville à 12 km de son port est exploitée conjointement par Jiangsu Taihu Cambodia International Economic Cooperation Investment et le Cambodia International Investment Development Group et comptait en 2018 une centaine d’entreprises chinoises, spécialisée dans leur majorité dans le textile, l’électronique ou l’industrie légère.

– Ream. Cette base, à 25 km environ de celle de Sihanoukville offre également un accès en eau profonde au golfe de Thaïlande et à la mer de Chine du Sud. Elle accueillait habituellement depuis 2010 les exercices navals annuels cambodgiens-américains Angkor Sentinel. En 2017, le Cambodge a annulé ce programme naval avec les États-Unis qui apportait en outre une aide humanitaire, notamment pour la construction d’écoles et d’hôpitaux. Une décision similaire était prise en mars 2021 avec la Chine à propos de l’exercice Golden Dragon, au motif d’inondation et de risque de COVID. Depuis 2016, cet exercice visait à renforcer les capacités en matière d’opérations humanitaires, de gestion des catastrophes et de lutte contre le terrorisme). Ces deux annulations laissent entendre que le gouvernement cambodgien recherche une voie médiane destinée à ne pas se couper complètement des États-Unis, sans pour autant renoncer à l’aide militaire de la Chine destinée à se poursuivre malgré l’annulation de 2021. Pour autant, d’importants travaux de reconditionnement des bâtiments de la base – observés à la loupe sur les images satellite par le Center for Strategic and International Studies, CSIS (12 oc. 2021) – ont été effectués entre 2017 et septembre 2021. Sous prétexte de rénovation, des bâtiments quasiment neufs financés avec l’aide américaine et australienne ont été démolis et remplacés par d’autres avec célérité. Selon un projet d’accord entre Phnom Penh et Pékin, la Chine obtiendrait un bail de 30 ans sur le port, ainsi qu’un permis pour stationner des troupes et stocker des armes. Deux jetées seraient nouvellement construites, une pour les cambodgiens et une pour les chinois. Le personnel militaire chinois serait autorisé à porter des passeports cambodgiens et les Cambodgiens à la base seraient tenus d’obtenir une autorisation officielle de la Chine pour entrer dans la section chinoise de la base.

– Phnom Penh. Pour mémoire, il s’agit d’une base navale fluviale sur le Mékong.

Par ailleurs, la navigation commerciale dispose du port provincial de Koh Kong, proche de la frontière thaïlandaise. En fait, cette appellation regroupe trois ports géographiquement et fonctionnellement distincts : Paklong (utilisé par de petits bateaux de moins de 500 tpl, pour le dédouanement et formalités diverses, très encombré ; Koh Kong (port de pêche ; déchargement ou transbordement pour bateaux de 300 tpl, desserte routière médiocre) ; Srea Ambel, à l’entrée de la baie de Kompong Som (limité aux bateaux de 120 à 130 tpl).

Réseaux numériques

Deux projets stratégiques financés par la Chine et supervisés par China Télécom sont planifiés au sein du projet Dara Sokar. Il s’agit de la construction, 1) du relais des dérivations télécom du câble sous-marin Hong-Kong-Singapour vers la Thaïlande et la Malaisie ; 2) d’un centre de stockage de données numériques, un élément du cyber-réseau partageant sur l’Internet des données et informations entre les participants des « routes digitales de la soie ». Ce projet comprend l’établissement d’un maillage digital des étapes des routes de la soie, connecté au réseau des 30 satellites de positionnement spatial chinois Beidou opérationnels, complet depuis juillet 2020. La précision de positionnement atteint 10 m à l’échelle mondiale et 5 m dans la région Asie-Pacifique.

 Le versant stratégique et géopolitique

L’activité à Dara Sakor et d’autres projets chinois à proximité suscite la crainte, notamment exprimée par Washington, que Pékin n’envisage de transformer de facto le Cambodge en avant-poste militaire ou, plutôt, d’en faire un pays où sa présence militaire, permanente ou en rotation, trouverait place et marques au moment où les circonstances l’exigeraient.

Le Wall Street Journal du 22 juillet 2019 affirmait que, selon des responsables américains et alliés proches du dossier, la Chine avait signé un accord secret autorisant ses forces armées à utiliser un accès exclusif au quart de la base naval de Ream (25 hectares sur 77) sur le littoral du golfe de Thaïlande à proximité de Sihanoukville, pendant 30 ans et le bail serait renouvelé par tacite reconduction tous les dix ans.

De plus, cet article soutient que le projet Dara Sakor soutenu par la Chine, à environ 65 km de Ream, fait partie des plans de Pékin visant à s’implanter en Asie du Sud-Est pour « faire respecter les revendications territoriales et les intérêts économiques en mer de Chine méridionale ».

Toutes allégations que Pékin et Phnom Penh ont nié catégoriquement, sans convaincre. Une opération duale peut en effet, par définition, se prévaloir d’un usage civil ou être accusée d’avoir le cas échéant une destination militaire selon les circonstances et la décision des responsables. En dernier ressort, ceux de Dara Sakor sont tenus par le régime de Pékin, ce qui permet, sans parti pris, d’y voir une opération « au cas où » à partir du moment où elle répond « également » aux exigences de nature militaire.

La Chine a la capacité de se doter de petites et moyennes installations à double usage dans des pays à régime autoritaire car durables, pour patrouiller et sécuriser l’accès aux terminus maritimes de ses voies ferrées reliant Kunming au golfe de Thaïlande ou à la mer de Chine du Sud. Elle aura tendance à les multiplier dans les pays formant son glacis, tout en gardant les options ouvertes, sachant par ailleurs que certaines d’entre elles n’iront pas au terme requis et que les autres seront vulnérables en cas de conflit. Dara Sakor, comme Djibouti ont donc probablement valeur de modèle.

Dans ce cas précisément, cette facilité contribuerait au projet expansionniste de Pékin en Asie du Sud-Est. L’instrumentalisation de Dara Sakor permettrait d’optimiser plusieurs objectifs constamment poursuivis dans cette région :

1) Renforcer l’emprise sur la mer de Chine du Sud et surtout sur le golfe du Bengale,

2) Compliquer la capacité des États-Unis à venir en aide à Taïwan,

3) Déjouer un éventuel blocus du détroit de Malacca,

4) Ajouter une perle à son « collier » en Indo-Pacifique,

5) Réguler le flot touristique chinois*.

* Pékin a la capacité de diriger le flux de touristes chinois grâce à la délivrance du statut de destination approuvée (ADS), qui permet aux agences (elles sont gérées par l’État) d’organiser des voyages à forfait de groupe vers des pays approuvés et donc de « récompenser ou punir » les économies des pays destinataires.

Un accès au Cambodge concédé à l’armée chinoise, notamment à son aviation, constituerait une sérieuse source d’inquiétude pour le Vietnam comme pour l’Inde ainsi qu’une menace potentielle pour les bases navales singapourienne de Changi et, indonésienne, de Natuna. Celles-ci deviendraient extrêmement vulnérables à des opérations aériennes chinoises concordantes – ne serait-ce que pour le recueil d’information – venues de Dara Sakor et des trois bases aéroportuaires édifiées par Pékin en mer de Chine du Sud de Fiery Cross Reef, Subi Reef ou Woody Island, sans compter l’aéroport de Sanya, à Hainan. Les pistes d’atterrissage* y sont quasiment partout (sauf à Woody Island) capables de répondre aux appareils les plus exigeants tels que le Xian Y-20 « Kunpeng ». Au total, un usage militaire de Dara Sakor améliorerait la capacité de projection de puissance aérienne chinoise dans le cadran ouest-sud-ouest

* Dara Sakor : 3 200 m ; Fiery Cross Reef : 3 125 m ; Subi Reef : 3 000 m ; Woody Island 2 700 m ; Sanya : 3 400 m. On note que l’aéroport de Gwadar, au Pakistan est sous-dimensionnés par rapport à ceux de la mer de Chine du Sud : 1 982 m.

 

Carte à venir : L’utilisation stratégique – potentielle – de Dara Sakor

 

L’isthme de Kra. La capacité de projection de puissance navale de Dara Sakor serait encore meilleure si le vieux projet du canal de Kra, évoqué depuis le 17e siècle, mais devenu éminemment stratégique, se réalisait. En septembre 2020, l’agence d’information de Taïwan faisait état de documents et témoignages recueillis par elle selon lesquels Pékin multipliait les pressions pour convaincre la Thaïlande d’en accepter le percement. Il raccourcirait de 1 100 km l’accès de la Chine à l’océan Indien et aux ports et bases navales préparées par la Chine à Hambantota (Sri Lanka) et Djibouti, tout en permettant d’éviter le détroit de Malacca et, en cas de besoin, de resserrer son emprise sur le régime de Bangkok, notamment en le menaçant d’aider les rebelles musulmans du sud du canal potentiel à faire sécession. Singapour et l’Inde, pour des raisons différentes, sont farouchement opposés à ce que Pékin ajoute cette perle majeure à son « collier » – réalisation estimée à 28 milliards de dollars. En octobre 2018, le Premier ministre thaïlandais Prayuth Chan-o-cha avait demandé à son gouvernement d’étudier la possibilité d’un canal selon le tracé dit « 9A », 120 km, projet poussé par la Thai Canal Association et un groupe d’investisseurs chinois. La Chine, l’Allemagne et le Japon font partie des pays prêts à investir dans ce projet dont la construction pourrait prendre cinq ou six ans.

 

Conclusion

L’ambition de la Chine d’asseoir fermement son influence sur son voisinage par une « diplomatie du pourtour » (J. P. Cabestan) a été réaffirmée lors de la sixième session plénière du 19e Comité central du PCC (Pékin, 8-11 novembre 2021) selon la phraséologie habituelle : « Le parti approfondira ses relations avec les pays voisins pour construire une « communauté de destin commun » dans la région. Les pays du Mékong font indubitablement partie de ce « pourtour »

L’élargissement de sa zone d’influence vers le sud, le renforcement de celle-ci en glacis protecteur notamment grâce à une présence en mer et l’endiguement neutralisant de son rival indien donneraient à Pékin, au regard d’une stratégie indo-pacifique emmenée par les États-Unis assistés par l’Australie, une aisance d’action notable dans un espace défensif considérable.En cas de conflit, l’avant-poste que constitue le complexe Dara Sakor-Sihanoukville pourrait bien faire partie de ce glacis patiemment organisé la Chine à la périphérie de son territoire et contribuerait à tenir à distance toute activité aéronavale qui lui serait hostile.

« L’imprégnation chinoise » du Cambodge en général, du secteur Sihanoukville/Dara Sakor en particulier, est telle que l’ombre de Pékin peut tout envelopper, et tout préparer notamment une composante militaire. Comme l’éléphant dans le salon, elle est pressentie bien que formellement invisible. C’est pourquoi sa trace est attentivement scrutée au Cambodge, notamment par Washington et que des développements prospectifs peuvent être élaborés sans crainte du ridicule. Une présence militaire chinoise au Cambodge aurait une conséquence géopolitique notable en menaçant la cohérence et la centralité de l’ASEAN dans la région* et par là l’équilibre délicat qui s’instaure dans la région de l’Indo-Pacifique.

* La réunion des ministres des Affaires étrangères des pays de l’ASEAN qui s’est tenue en juillet 2012 et présidée cette année-là par le Cambodge, a achoppé sur la question de la mer de Chine méridionale et, pour la première fois dans l’histoire de cette institution, n’a pas pu déboucher sur la publication d’un communiqué commun.

Rémi Perelman, Asie21

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