Asie du Sud-Est : Tectonique géopolitique dans le bassin du Mékong
Rémi Perelman, Asie21
Décembre 2021
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Avant-propos
En Asie, les deux grandes puissance – Chine populaire et États-Unis – mesurent leurs poids respectifs en mer de Chine du Sud aux yeux du monde à travers les médias attentifs. Le cliché d’une force navale à la manœuvre apporte une compréhension immédiate du jeu des puissances. En revanche, le jeu des influences dans le bassin du Mékong est moins photogénique, car les événements qui le jalonnent au fil du temps et en de multiples lieux s’enchevêtrent d’une manière plus complexe dans un ensemble de pays que confond, le plus souvent, un œil peu averti.
Cet article présente ce champ d’affrontement feutré sous deux angles complémentaires. Celui du jeu des institutions établies pour réguler le cours du fleuve Mékong fait l’objet de la première partie, tandis que la seconde s’attache à décrire le jeu que mènent les puissances extérieures à la région dans le domaine des infrastructures.
Première partie. Le jeu des institutions
I – États-Unis-Chine, entre rivalité et ajustements
En aval, les modifications négatives de débit du fleuve sont imputées à l’équipement hydroélectrique de son cours supérieur – en territoire chinois, ce dont s’est constamment défendu Pékin. La Chine n’a utilisé l’arme institutionnelle qu’après avoir utilisé celle du fait accompli, une fois les travaux quasiment terminés (en novembre 2020, la Chine avait construit 11 barrages sur le cours supérieur – la Lancang – et 11 autres barrages principaux sur le Mékong inférieur. 120 barrages dans les affluents sont en construction ou en projet).
En revanche, après avoir mis en place l’Initiative du Mékong inférieur en 2009 (administration Obama, Hillary Clinton) les États-Unis sont revenus à la charge en 2020 (administration Trump), en la rebaptisant sous le nom explicite de Partenariat Mékong-États-Unis. Enfin en 2021, avec le cercle des Amis du Mékong (administration Biden), Washington ouvre le cercle des donateurs invités à participer à son côté au développement de la région. Malgré leurs appellations différentes, il n’est pas abusif de considérer que ces trois organismes suscités par les États-Unis n’en font en réalité qu’un.
Au total, quatre structures multinationales à compétence spécifiquement régionale sont donc opérationnelles dans la région.
1) Commission du Mékong
2) Sous-région du Grand Mékong
3) Partenariat Mékong-États-Unis
4) Coopération Lancang Mékong (Chine) et ses deux institutions auxiliaires :
4 bis) Institut du Mékong
4 ter) Centre mondial d’études sur le Mékong
Toutes se placent sous le signe du développement, mais la portée des deux premières – la « Commission du Mékong » et la « Sous-région du Grand Mékong » – est technique et concerne respectivement la surveillance du fleuve et le développement économique du bassin.
Les deux autres – la « Coopération Lancang-Mékong » et le « Partenariat Mékong-États-Unis » – placent l’aide à économie et aux communautés humaines au service d’influences politiques, respectivement celles de Pékin et de Washington.
Quant au contour territorial de chacune d’entre elles, il n’est guère varié et a quelque peu évolué au cours du temps. Il tourne autour d’un noyau de base invariable composé des cinq pays suivants : Birmanie, Cambodge, Laos, Thaïlande, Vietnam.
La Chine s’y ajoute comme pays du bassin au titre de ses provinces du Yunnan et du Guangxi, puis en tant qu’État initiateur dans la Coopération Lancang Mékong. La Chine et la Birmanie ne sont pas parties à l’accord de 1995*, mais leur adhésion est explicitement prévue à date indéterminée.
Symétriquement, les États-Unis sont présents comme initiateurs dans l’Initiative du Mékong inférieur et ses dérivés et absents dans les structures où la Chine est présente, même comme pays observateur. En revanche, ils se font accompagner chez les Amis du Mékong par l’Australie et la Nouvelle-Zélande, le Japon et la Corée du Sud ainsi que par l’Union européenne. Dans le cadre de sa « stratégie indo-pacifique libre et ouverte », le Japon conduit une coopération** visant le développement d’une société centrée sur les personnes, la qualité des infrastructures et de l’urbanisation, le développement durable.
*L’Accord du Mékong de 1995, outre la Commission du Mékong, a établi trois règles de base afin de maintenir les flux les plus critiques dans le cas des projets de développement en garantissant 1) au moins un débit naturel mensuel minimum acceptable pendant chaque mois de la saison sèche, 2) un flux inversé naturel acceptable du Tonle Sap durant la saison des pluies et 3) des débits de pointe quotidiens moyens supérieurs à ce qui se produit naturellement en moyenne pendant la saison des crues.
**Inauguré en novembre 2009, le sommet Mékong-Japon est un mécanisme de coopération entre les cinq pays du Mékong (Laos, Cambodge, Birmanie, Thaïlande, Vietnam). La collaboration Mékong-Japon est connue sous le nom de coopération entre le Japon et les pays de la Stratégie de coopération économique Ayeyawady-Chao Praya-Mekong (ACMECS).
Encadré 1. Partage géographique du bassin du Mékong
(d’après Wolf et al., 1999, in : La gestion par bassin versant : du principe écologique à la contrainte politique – le cas du Mékong, Bastien Affeltranger and Frédéric Lasserre, Vertigo, Volume 4 Numéro 3 | décembre 2003) |