Wang yi : un nouveau Kissinger ?

Par le Général (2s) Daniel Schaeffer, ancien attaché de défense en Thaïlande, au Vietnam et en Chine, membre du groupe de réflexion Asie21-futuribles (www.asie21.com)

Reproduction autorisée par tout média intéressé sous réserver de mentionner la source

 

Le 24 février 2023, le ministère chinois des Affaires étrangères a publié un document intitulé « Position de la Chine sur le règlement politique de la crise ukrainienne ». Elle est présentée en douze points qui constituent autant de principes de base auxquels devraient se référer, pour peu qu’elles acceptent de faire preuve de bonne foi et de bonne volonté, toutes les parties impliquées, en toute première ligne comme en deuxième, dans le conflit russo-ukrainien, afin de revenir à une situation de paix en Europe. Sans que les destinataires soient tous désignés, tels que les États-Unis et l’Otan, tous devraient reconnaître facilement les messages qui leur sont adressés en filigrane.

Les adresses à l’attention de la Russie

Sans disserter sur la totalité des douze points, qu’il faut toutefois citer un par un, même dans le désordre parce qu’ils sont tous frappés du bon sens, certains messages méritent cependant d’être décryptés même si l’on peut deviner facilement à qui ils s’adressent. Et en dépit de ce que l’on pourrait croire en raison des relations privilégiées existant entre Pékin et Moscou, la Russie n’est pas épargnée.

 

Elle ne l’est pas dans le point 6 « Protéger les civils et les prisonniers de guerre », lorsque les Chinois écrivent que « les parties au conflit doivent éviter d’attaquer les civils et les installations civiles ». C’est bien la Russie que la Chine interpelle à cet endroit.

 

Elle ne l’est pas non plus dans le point 7« Préserver la sécurité des centrales nucléaires » où il est signifié que Pékin « s’oppose aux attaques armées contre les centrales nucléaires et les autres installations nucléaires pacifiques, et appelle les différentes parties à observer le droit international, y compris la Convention sur la sûreté nucléaire ».

 

Enfin, Moscou n’est pas davantage exempté dans le point 9 «  Faciliter l’exportation des céréales » où il est exigé que « Toutes les parties doivent appliquer de manière équilibrée, intégrale et effective l’Initiative céréalière de la mer Noire signée par la Russie, la Türkiye, l’Ukraine et l’ONU » sachant que « dans toutes les parties » la Russie n’a pas fait preuve d’un enthousiasme délirant pour faciliter le départ des céréales ukrainiennes.

 

L’interpellation de toutes les parties en conflit

La Russie est encore interpellée, mais cette fois-ci dans le cadre de l’appel à tous les belligérants, effectifs que sont la Russie et l’Ukraine, et pseudo cobelligérants que sont les États-Unis et l’Otan, dans les points 2 « Renoncer à la mentalité de la guerre froide », 3 « Cesser les hostilités », 4 « Lancer les pourparlers de paix »,  6 « Protéger les civils et les prisonniers de guerre »,  8 « Réduire les risques stratégiques ».

 

« Renoncer à la mentalité de guerre froide » c’est le mot d’ordre récurrent de Pékin lorsqu’il accuse Washington de vouloir étendre son hégémonie sur le monde entier, y compris par la force des armes.

 

Si dans le cadre habituel des relations bilatérales il s’agit de montrer du doigt les États-Unis et de les culpabiliser à chaque occasion qui se présente, l’appel chinois dans la situation présente apparaît fort à propos puisque sont prononcées, du côté des Russes comme de celui des Américains, les menaces insensées de recours à l’arme nucléaire et de réplique par réciproque. La réflexion est ici à rattacher au point 8 dans lequel Pékin édicte que « les armes nucléaires ne doivent pas être utilisées et la guerre nucléaire ne doit pas être menée. Il faut s’opposer à la menace ou l’emploi d’armes nucléaires. Il est impératif de prévenir la prolifération nucléaire et d’éviter les crises nucléaires ». Le message est clair tant pour la Russie que pour les États-Unis.

 

Dans le point 3, qu’il faut citer intégralement, il y a appel à tous : « Les parties doivent toutes garder la raison et la retenue, s’abstenir de mettre de l’huile sur le feu et d’aggraver les tensions, et prévenir une nouvelle détérioration ou même un dérapage de la crise ukrainienne ». Là, le tout est de déterminer qui, des deux opposants et de leurs alliés, met le plus d’huile sur le feu ou s’il faut renvoyer les parties impliquées dos à dos. Puis, « il faut soutenir la Russie et l’Ukraine de sorte qu’elles travaillent dans la même direction pour reprendre au plus tôt un dialogue direct, promouvoir progressivement la désescalade de la situation et parvenir finalement à un cessez-le-feu complet ». Qui peut être contre une telle proposition ? Mais la Russie et l’Ukraine sont-elles capables de reprendre seules de telles négociations, sans immixtions extérieures, et quand en auraient-elles la volonté authentique ?

 

L’interpellation sous-entendue des États-Unis et de l’Otan

Dans cette déclaration figurent tout de même plusieurs points qui s’adressent plus aux États-Unis et à l’Otan qu’aux autres. Pour cela il s’agit de revenir au point 2 « Renoncer à la mentalité de la guerre froide » dans lequel les Chinois précisent : « Il ne faut pas rechercher la sécurité d’un pays au détriment de celle des autres, ni garantir la sécurité d’une région par le renforcement voire l’expansion des blocs militaires ». Si l’on peut penser que la première proposition s’adresse aux Russes, parce qu’ils sont les déclencheurs initiaux de la guerre en Ukraine, la deuxième s’adresse à l’Otan dont l’expansion n’a cessé depuis 1991, avec les intégrations successives en son sein de plusieurs anciens pays communistes de l’Est. À la fin de la guerre froide s’effondrait le bloc armé du Pacte de Varsovie alors qu’un autre, l’Otan, se maintenait et ne cessait de rapprocher sa puissance militaire de la Russie. C’est bien du ressenti russe dont la Chine parle lorsqu’elle fait état de la menace « otanienne » à cet endroit de son texte.

 

Dans ce chapitre de l’appel à l’Occident, la Chine demande, dans le point 10, qu’il soit « mis fin aux sanctions unilatérales » et explique que « les sanctions unilatérales et la pression maximale n’aident pas à régler les problèmes et ne font que créer de nouveaux problèmes ». Elle « s’oppose à toute sanction unilatérale non autorisée par le Conseil de Sécurité des Nations Unies » et considère que « les pays concernés doivent cesser de recourir de manière abusive aux sanctions unilatérales et aux juridictions extraterritoriales contre les autres pays ». Dans la deuxième proposition de cette dernière phrase, l’injonction s’adresse directement aux États-Unis qui s’octroient de manière indue un droit d’exterritorialité dans l’application de leurs lois économiques internes, une extension qui porte tort à de nombreux pays dans le monde, dont la Chine.

 

Il en est de même lorsque, dans son point 11 « Assurer la stabilité des chaînes industrielles et d’approvisionnement » Pékin professe que « toutes les parties doivent préserver effectivement le système économique mondial existant, et s’opposer à ce que l’économie mondiale soit politisée ou utilisée comme un outil ou une arme ». S’il peut effectivement y avoir un rapport avec les incidences économiques mondiales de la crise ukrainienne, Pékin défend en contrepoint ses intérêts. Ici, l’allusion cachée est celle de l’embargo que Washington entend imposer à l’encontre des Chinois sur leur accès aux semi-conducteurs de finesse technologique supérieure, notamment à ceux produits par le Taïwanais TSMC, et aux moyens de production des puces électroniques. Ce qui en parallèle entraîne quelques dissensions sur le sujet entre Américains d’un côté, Japonais et Néerlandais de l’autre.

 

L’évocation de l’intangibilité des frontières

Enfin dans le point 1 « Respecter la souveraineté de tous les pays », la Chine rappelle que « le droit international universellement reconnu, y compris les buts et principes de la Charte des Nations Unies, doit être strictement observé. La souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale de tous les pays doivent être effectivement garanties ». Ce qui ramène au discours récurrent chinois sur l’intangibilité des frontières, un concept à géométrie variable pour Pékin. Dans le conflit actuel, l’adresse chinoise vaut pour la Russie et s’exprime en faveur de l’Ukraine, si toutefois l’intangibilité exprimée par la Chine doit être effectivement prise au premier degré, c’est-à-dire sur la base des frontières ukrainiennes ante-annexion de la Crimée. En revanche si l’intangibilité des frontières est vue par Pékin au travers du prisme moscovite, avec la perspective d’annexions définitives de portions de territoires ukrainiens, la signification du discours chinois apparaît tout autre. Si dans l’absolu l’injonction sonne juste sur le plan des principes fondamentaux, en revanche elle sonne faux quant à leur application effective pratiquée par Pékin.

 

En effet, dans le domaine, la Chine n’a aucune leçon à donner au monde. C’est son refus de reconnaître les frontières existantes entre elle et l’Inde dans les Himalayas. C’est sa peur de voir le Tibet parvenir à l’indépendance, ce qui cependant ne doit plus faire vraiment l’objet d’une grande préoccupation de sa part tant cette province est de plus en plus sinisée. C’est sa crainte du mouvement indépendantiste Ouïghour qui recherche la création d’un État indépendant, le Turkestan oriental, un mouvement qui donne d’autant plus de soucis à Pékin qu’il est infiltré par une mouvance islamiste intégriste plutôt difficile à juguler. C’est sa hantise de voir Taïwan déclarer unilatéralement son indépendance et la menace communiste de reconquête de l’île par la force au cas où son gouvernement succomberait à la tentation de la sécession définitive. Ce sont enfin toutes les portions de mers de Chine qu’elle déclare être siennes en contravention complète avec la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. En mer de Chine de l’Est c’est le refus de la voir partagée entre elle, le Japon et la Corée du Sud selon la ligne médiane, en mer de Chine du Sud c’est la prétention à vouloir établir sa « juridiction » sur 80 à 90 % de cet espace marin. Ainsi, en termes d’intangibilité des frontières, la Chine n’est vraiment pas qualifiée pour professer sur ce thème.

 

Les propositions de contribution chinoise au retour à la paix

Pour terminer, la Chine propose, en de nombreux endroits de son annonce, de contribuer au retour à la paix, à la correction des graves perturbations entraînées par le conflit dans l’ordre mondial, notamment économiques. Le point 12 « Promouvoir la reconstruction post-conflit » est spécialement consacré à cela. Il y est prescrit que « la communauté internationale doit prendre des mesures pour soutenir la reconstruction post-conflit dans les zones de conflit. La Chine est prête à accorder son assistance et à jouer un rôle constructif à cet égard ». Là, elle ne plaide pas seulement pour le monde entier mais également pour elle-même dont l’économie a été indirectement impactée par le conflit, bien que partiellement, et bien moins qu’elle ne l’a été par la crise de la covid-19.

 

Ailleurs, dans son rôle voulu pacificateur, elle promet qu’elle « continuera de jouer un rôle constructif » dans la « promotion des pourparlers de paix », de « l’aide aux parties en conflit à ouvrir rapidement la porte qui mène au règlement politique de la crise » et à la « création des conditions et plateformes pour la reprise des négociations » (point 4). Dans les points 6 et 7 elle affiche son soutien aux échanges de prisonniers et à « la promotion de la sûreté et de la sécurité des installations nucléaires pacifiques ». Et dans le point 9 elle rappelle que « L’initiative de coopération sur la sécurité alimentaire mondiale », qu’elle a lancée le 8 juillet 2022 lors de la réunion du G20 à Bali, « offre une solution viable à la crise alimentaire mondiale ».

 

Bref, en tous points la Chine se présente comme un acteur positif désirant contribuer au retour à une vie mondiale largement perturbée par la crise ukrainienne. Là elle apparaît dans la droite ligne de la tradition impériale qui veut que l’empereur, intermédiaire entre la terre et le ciel dont il a reçu mandat, fasse régner l’harmonie sous le ciel, Tiān xià comme aiment à le citer les passionnés de Chine.

 

L’accueil mitigé réservé à la proposition chinoise

Ce qui est encourageant dans cette proposition est l’accueil favorable, bien que tiède et partiel sous le terme de « pas mauvais », que lui réserve le président ukrainien, même si, par ailleurs, il proclame sa volonté d’obtenir la victoire finale contre son assaillant. Du côté russe, pas d’écho, mais l’on peut présumer que le plan a été présenté à Poutine par Wang yi, ancien ministre des Affaires étrangères promu conseiller d’État en mars 2018, lors de la rencontre des deux hommes à Moscou le 22 février 2023. Il a sans doute été discuté, mais il est peu probable que les Chinois y aient changé quelque chose, leur souci étant d’abord de répondre à un souci d’équité, discutable peut-être, mais souci d’équité quand même.

 

Malgré tout, devant cette démarche encourageante et à encourager, notamment par les pays européens et la France en particulier, l’Occident se montre sourcilleux et critique, même si beaucoup d’éléments de la proposition chinoise rejoignent les appels à la paix contenus dans la résolution, adoptée le 23 février, par l’assemblée générale de l’ONU. Mais elle comporte deux différences : la résolution ne prescrit aucun appel à un cessez-le-feu alors que trois pays, l’Iran, la Hongrie et la Chine, l’ont proposé au cours de la session, et elle exige le retrait des troupes russes des territoires occupés, ce qui ne figure pas dans la proposition chinoise. Or, en se prononçant en faveur d’une résolution aussi impérative, même si elle est désignée « non contraignante », la plus grande part des votants qui lui étaient favorables savaient très bien que la Russie n’obtempèrerait pas devant une telle exigence. Une réelle volonté en vue de mettre fin aux combats eut été plutôt de contraindre toutes les parties au cessez-le-feu, comme le demande Pékin dans sa déclaration. Ce qui aurait figé la situation sur le terrain, et à partir de quoi aurait pu être promue l’amorce de négociations, avec le risque de les voir durer dans le temps, mais avec l’avantage de commencer au plus tôt la remise en état de ce pauvre et héroïque pays dont la population est la victime sacrificielle de l’animosité entre les États-Unis, leurs alliés « otaniens », et la Russie.

 

Accueillir la proposition des Chinois et commencer à travailler avec

Ainsi voici la Chine qui se pose en médiateur avec des propositions pacifiques. Elle est certes soupçonnée de collusion avec la Russie. Mais aujourd’hui qui peut encore murmurer à l’oreille de Poutine pour l’inciter à revenir à des positions plus conformes au droit de la guerre et au droit international ? De l’autre côté les ponts ne sont pas rompus entre la Chine, les États-Unis et l’Europe. Malgré les préventions qui pourraient être observées à son égard, la Chine peut tenir une place d’authentique médiateur. Si l’on veut vraiment ramener la paix au plus vite en Europe, ou dans l’attente, établir au moins un armistice, ce serait une faute de ne pas construire autour de la proposition chinoise.

 

27 février 2023

 

Laisser un commentaire