Paix en Ukraine : la Chine prend la main

Par le général (2s) Daniel Schaeffer, membre du groupe Asie21-Futuribles, ancien attaché de défense en Thaïlande, Vietnam et Chine

Reproduction autorisée sous réserve de mentionner la source Asie21 (https://www.asie21.com/)

Plus que le président Orban, dont l’initiative personnelle en faveur de négociations pour un retour à la paix en Ukraine semble s’être arrêtée à ses cinq rencontres internationales de la fin du mois de juillet 20241, les Chinois s’investissent avec résolution dans le même sens depuis le mois de février 2023.

Le plan chinois de paix en douze points

Le 24 février de cette année-là, Pékin avait publié sur le site internet de son ministère des Affaires étrangères une déclaration en douze points relatifs à « la position de la Chine sur le règlement politique de la crise ukrainienne »2. Elle était immédiatement vilipendée par les États-Unis, l’Otan et l’Union européenne, soit tous les pays désireux de voir la guerre se poursuivre en Ukraine, alors qu’à ce moment-là ces derniers savaient pertinemment que, même en recevant plus de moyens, Kiev n’aurait pas la capacité de gagner, pas plus d’ailleurs que Moscou. Aujourd’hui, il n’est pas non plus certain que, malgré l’offensive surprise ukrainienne en territoire russe dans l’oblast de Koursk lancée depuis le 6 août, le rapport de forces tourne à l’avantage de Kiev puisque ailleurs, dans le Donetsk, la Russie réussit petit à petit à grignoter du territoire contre les défenseurs adverses. Mais, dans la perspective d’hypothétiques pourparlers en vue du rétablissement de la paix, l’occupation tactique d’une petite portion de territoire russe par l’Ukraine lui permet de rétablir un semblant de parité politique avec la Russie. Ce que Poutine a parfaitement subodoré et l’a amené à annoncer que, dans ces conditions, il n’accepterait pas d’entrer en négociations. Un coup de tête sur lequel il reviendra le 5 septembre en se déclarant à nouveau prêt à négocier avec Kiev, sur la base des pourparlers du printemps 2022.

Toujours est-il que, à l’heure actuelle, le plan chinois en douze points subsiste, même s’il est occulté par des développements diplomatiques nouveaux depuis 2023 et que demeurent les soupçons portés sur les ambitions de son promoteur dans son engagement en faveur du rétablissement de la paix. Le plan proposé venant de ce soutien ambigu de la Russie qu’est la Chine, il n’était pas acceptable, et fut immédiatement enterré sous un déploiement d’arguties de tous genres et de soupçons sur le but réel de ce que recherchait Pékin.

La vertu, à géométrie variable, de la prioritaire harmonie « sous le ciel »

Mais quel pays, en prenant une telle initiative n’aurait pas été soupçonné d’y rechercher des retombées bénéfiques, à commencer par recueillir le prestige d’avoir été un artisan de paix ? En ce sens, la Chine, toute communiste soit-elle, s’est investie dans l’ancestral devoir impérial de faire régner l’harmonie « sous le ciel »3, même si la réalité des menaces militaires qu’elle fait peser sur toute sa périphérie, à l’exception de l’Asie centrale et de la Mongolie, démontre que tous ces beaux principes vertueux peuvent s’exprimer de manière sélective. Malgré tout, de telles considérations restrictives ne doivent pas, face à la problématique de la guerre en Ukraine, être un prétexte érigé en barrière à des démarches positives dont l’objectif est la fin des combats et le rétablissement de la paix. Toujours est-il que, dans le cas présent, comme dans celui de ses interventions au Moyen-Orient pour favoriser le rétablissement des relations diplomatiques entre l’Iran et l’Arabie saoudite en mars 2023, la Chine se met en conformité avec ses tous récents concepts directeurs, dénommés « initiatives ». Annoncées en trois étapes successives entre septembre 2021, avril 2022 et mars 2023, lors d’occasions spécifiques, elles visent à établir et à réguler un nouvel ordre mondial paisible, sous contrôle de l’Empereur rouge cela s’entend. Elles s’intitulent « Initiative de développement mondial », « Initiative de sécurité mondiale », « Initiative de civilisation mondiale ».

Sous couvert de l’harmonie « sous le ciel » les intérêts économiques chinois vers l’Europe

En arrière-scène de tous ces grands principes vertueux, l’objectif profond que recherche Pékin au travers de ses propositions et de l’activisme qu’il déploie pour les faire accepter est d’abord d’amener à rétablir en Europe une stabilité profondément perturbée par le conflit en cours. Parce que cela y nuit à ses intérêts économiques. Il affecte en effet profondément la régularité, voire les ambitions du commerce chinois vers notre continent dans le cadre du programme « une ceinture, une route », poétiquement baptisé les « nouvelles routes de la soie » (NRS). Certes, pour compenser, Pékin a bien trouvé des voies de contournement. Mais pour l’heure elles ne valent pas encore celles qui avaient été établies auparavant. Plus que la paix en Ukraine, c’est le sujet principal qui a été évoqué avec Orban lors de la visite de Xi Jinping en Hongrie le 9 mai 2024. La raison vraisemblable est l’irritation chinoise de voir piétiner le développement du couloir économique Le Pirée – Skpoje – Belgrade – Budapest, baptisé « Ligne express terre-mer Chine – Europe », alors qu’un mémoire d’entente avait été signé en 2014 pour la modernisation du tronçon ferroviaire Budapest – Belgrade. Le sujet fait l’objet des paragraphes 5, 6 et 8 de la déclaration conjointe des deux partenaires avec assortiment d’un prêt chinois à la Hongrie de 2,1 milliards de dollars pour faire accélérer les travaux4. En Serbie, où les investissements industriels chinois sont conséquents dans le cadre des NRS, les deux parties sont convenues de « s’assurer que la totalité de la section ferroviaire Belgrade – Budapest soit opérationnelle dans les délais fixés »5. C’est dire l’importance de la réalisation de cette liaison terrestre qui doit offrir aux Chinois une plongée économique au cœur de l’Europe. Paradoxalement, si la question de la guerre en Ukraine a sans nul doute été évoquée entre Xi Jinping et ses interlocuteurs, rien ne transparaît à ce sujet dans les déclarations finales présentées à l’issue de la visite.

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Europe de l’Est : un corridor économique en gestation

L’ambassadeur itinérant Li Hui chez les antagonistes : première navette (16 au 26 mai 2023)

Après avoir subi l’opprobre occidental contre son plan en douze points, la Chine ne se démonte pas pour autant. En mai 2023, elle mandate un ambassadeur itinérant, Li Hui, connaisseur de très haut niveau de la Russie, pour aller jauger l’état d’esprit des deux belligérants et de quelques soutiens affirmés de Kiev sur leurs dispositions à envisager cessez-le-feu et négociations en vue de la paix. Ainsi, du 16 au 26 mai 2023, le missionnaire se rend en priorité en Ukraine, puis en Pologne, et successivement à Paris, Berlin, Bruxelles et Moscou où, bien sûr, le 26 mai, il informe Sergueï Lavrov, le ministre russe des affaires étrangères, de l’état d’esprit des pays visités.

Pour un premier tour, il est reçu en Ukraine par quatre ministres dont ceux de la Défense et des Affaires étrangères, ce qui est significatif de l’intérêt qu’induit la démarche chinoise préparée le 26 avril par un long échange téléphonique direct entre Zelensky et Xi Jinping. À Varsovie, il est reçu par le vice-ministre des Affaires étrangères qui exprime son inquiétude sur l’agressivité russe. À Paris, le 23 mai, ce n’est qu’un haut fonctionnaire du Quai d’Orsay qui l’accueille, peu de temps après qu’Emmanuel Macron ait déclaré, le 14 mai, que « la Russie ne doit pas gagner la guerre militaire »6. Là, Li Hui trouve le langage nécessaire pour arrondir les angles et son interlocuteur, fidèle à la ligne du président français, l’écoute avec politesse.

Le 24 mai, à Berlin, c’est un secrétaire d’État que rencontre l’émissaire chinois, et à Bruxelles, le secrétaire général adjoint aux affaires politiques du Service européen pour l’action extérieure (SEAE). Comme à Varsovie et à Paris, Li Hui y rencontre une farouche et unanime volonté de continuer à soutenir l’Ukraine et une forte réserve contre l’initiative chinoise. L’idée générale dominante qui se dégage toutefois de cette première tournée est la demande très insistante de tous les pays européens pour que la Chine fasse pression sur la Russie afin qu’elle accepte le principe d’un cessez-le-feu et de négociations. D’un côté on détracte la Chine, de l’autre on la sollicite !

Deuxième navette, Li Hui ne désempare pas (2 au 11 mars 2024)

Après cette première série de contacts, plutôt froids et peu amènes, Li Hui est de retour un an après, du 2 au 11 mars 2024, pour se présenter dans les mêmes capitales mais dans un ordre inverse, en commençant par Moscou. Il poursuit ainsi sa tournée, informé de la position russe selon laquelle il ne peut y avoir de négociations sur le retour de la paix sans présence de la Russie à la table. Logique. Quant à la rencontre avec les gouvernements de l’autre côté de la ligne, leur accueil, sans être enthousiaste partout, se montre toutefois un peu plus ouvert qu’un an auparavant, sauf à l’Union européenne où les deux directeurs du SEAE rencontrés témoignent presque de l’agressivité, même en mettant les formes. En revanche, en Pologne et en Ukraine, les hôtes offrent une meilleure disposition au dialogue, notamment à Kiev où une véritable réunion de travail est organisée autour de lui avec Andrii Yermak, directeur du Cabinet du président Zelinsky, et dix hauts fonctionnaires du gouvernement ukrainien. Il est en outre reçu par le vice-Premier ministre, Mme Yuliia Svyrydenko, et le ministre des Affaires étrangères Dmytro Kuleba. Ce qui montre la disposition de l’Ukraine à accueillir favorablement l’engagement chinois. Cependant, au bilan final de la tournée, on ne peut pas dire que les choses aient grandement avancé.

La Chine va donc partir à la quête de soutiens internationaux hors zone du conflit. Elle justifie sa nouvelle démarche en considérant, selon les propos des porte-paroles successifs du ministère chinois des Affaires étrangères, que la crise ukrainienne génère une « immense préoccupation au sein de la communauté internationale, spécialement les pays du « Sud global », comme le reconnaît aussi la France7. Ce qui est logique puisque, à quelques exceptions près, tous ces pays auront assisté le 23 février 2023 à l’assemblée générale de l’ONU pour décider d’une nouvelle résolution contre la Russie. Et 28 États dudit « Sud global » compteront parmi les 84 nations et organisations qui participeront aussi à la conférence internationale de Bürgenstock, en Suisse, du 15 au 16 juin 2024, organisée sur sollicitation de l’Ukraine et sur la base de son exclusif plan de paix en dix points8.

Troisième navette : l’apparition d’un plan chinois en six points (3 au 9 mai 2024)

La troisième navette, du 3 au 9 mai 2024, amène Li Hui en Turquie, en Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis et en Egypte. C’est à l’occasion de cette pérégrination « nouveau modèle » que le missionnaire présente une proposition en six points. Mais elle n’est en aucun cas un plan de paix. Elle constitue plutôt une étape intermédiaire préparatoire à des discussions ultérieures inclusives. Elle consiste en une énumération de principes dont l’application viserait avant tout à faire baisser la tension sur le théâtre des opérations et à offrir un climat favorable à l’entreprise d’espérés pourparlers. Grossièrement, ces six points sont des appels à ne pas aggraver la situation militaire, à adhérer au dialogue et à la négociation, à limiter les problèmes humanitaires et économiques, à respecter les installations nucléaires et à rejeter l’emploi des armements de destruction massive, notamment nucléaires. Ces trois derniers points, spécifiques, pouvant faire l’objet de discussions latérales préalables aux négociations générales ultérieures finales.

Ces six points seront repris quasi in extenso dans le communiqué conjoint sino-brésilien, intitulé « Accords communs entre la Chine et le Brésil sur le règlement politique de la crise ukrainienne »9, présenté le 23 mai 2024, à Pékin, par le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, et son hôte, Celso Amorim, conseiller principal du président du Brésil. Dans la foulée, la presse internationale synthétisera le titre du document en « Consensus sino-brésilien en six points ». Pour la diplomatie chinoise, cela représente un pas supplémentaire dans son œuvre de quête de la paix et, du côté de Brasilia, la mise en valeur de sa prise de responsabilité dans le dossier.

Trois événements vont précéder la quatrième navette :

  • la visite de Xi Jinping en France du 5 au 7 mai 2024, en Serbie le 8, et en Hongrie les 9 et 10 ;
  • la conférence internationale de Bürgenstock ;
  • la rencontre entre ministres ukrainien et chinois des Affaires étrangères à Canton le 24 juillet 2024.

La question de l’Ukraine lors de la visite de Xi Jinping en France (5 au 7 mai 2024)

La veille de son arrivée à Paris, Xi Jinping fait paraître dans Le Figaro du 510 mai une tribune dans laquelle il déclare à propos de l’Ukraine : « La Chine n’est pas à l’origine de la crise en Ukraine, elle n’en est ni partie, ni participante. Néanmoins, la Chine joue un rôle constructif en luttant pour un règlement pacifique de la crise. J’ai lancé de nombreux appels, entre autres, à l’observation des objectifs et des principes de la charte de l’ONU, au respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de tous les pays, et à la prise en considération des soucis légitimes de sécurité de toutes les parties ». Le message n’est-il pas clair, même si certains vont immédiatement penser qu’il est suspect et manquant de sincérité ? Alors, foin des procès d’intention et prenons à la lettre les propos de Xi Jinping.

La question ukrainienne a fait l’objet de sérieux échanges entre les présidents français et chinois, ce qui a notamment été révélé lors de la conférence commune de presse du 6 mai11. À cette occasion, Xi Jinping déclare : « Nous soutenons l’organisation en temps opportun d’une conférence internationale de paix qui soit reconnue par la Russie et l’Ukraine, qui réunisse toutes les parties sur un pied d’égalité et qui permette une discussion équitable de tous les plans de paix ». Du côté français, il y a unisson avec la Chine lorsque Emmanuel Macron souligne « la même volonté que la Chine de préserver le cadre de la Charte des Nations Unies qui fixe le principe de respect de l’intégrité territoriale et de la souveraineté des États ». En revanche, le président français est seul à rappeler « les engagements des autorités chinoises à s’abstenir de vendre toute arme, toute aide à Moscou et à contrôler strictement l’exportation des biens à double usage », en enfonçant le clou par : « C’était ce que vous m’aviez dit très clairement, Monsieur le président, il y a un peu plus d’un an, ce que vous avez réitéré ». Les deux parties conviennent de continuer à « maintenir un étroit dialogue sur cette question et sur la guerre en Ukraine ». Cela dit, force est de constater que dans les déclarations officielles dûment enregistrées12 à la fin de la rencontre, aucune n’a trait au traitement du problème de l’Ukraine. Ce qui est fort regrettable et qui fait douter, du côté de la France, d’une sincère volonté de ramener la paix en Ukraine.

En Serbie, puis à Bürgenstock, la question de l’intégrité territoriale des États

Quant à la promotion chinoise, en Serbie et en Hongrie, du retour à la paix en Ukraine, rien ne transparaît à ce propos dans les déclarations officielles si ce n’est, très indirectement, en Serbie, sur le sujet de l’intégrité territoriale des États. Mais là, dans un message très laconique et très général, la Chine apporte son soutien à Belgrade dans « ses efforts de sauvegarde de sa souveraineté nationale et de son intégrité territoriale »13, allusion déguisée au combat de la Serbie pour le retour sous son égide du Kosovo dont elle ne reconnaît pas l’indépendance.

La question du respect de l’intégrité territoriale des États entre dans la batterie des arguments chinois pour la défense du droit international même si l’interprétation de ce droit par Pékin peut être à géométrie variable. Il n’empêche que sur ce sujet, Xi Jinping est sincère dans son plaidoyer sous-entendu en faveur de l’intégrité territoriale de la Serbie. Et il l’est aussi en faveur du retour de l’Ukraine dans ses frontières internationalement reconnues, tout en sachant qu’une telle position serait contrariante pour Vladimir Poutine. Cela dit, ne nous faisons pas d’illusion, le message subliminaire se dessine aussi en faveur de la Chine elle-même, au travers de sa volonté de réintégrer Taïwan dans le giron de la « mère-patrie » au besoin par la force, de récupérer contre l’Inde des territoires convoités dans les montagnes de l’Himalaya, de s’arroger la quasi-totalité de la mer de Chine du Sud contre les États riverains d’Asie du Sud-Est et les îlots des Senkaku en mer de Chine de l’Est contre le Japon. Mais il n’est pas nécessaire de renvoyer la Chine face à ses contradictions. Celles-ci génèrent certes des problèmes internationaux, mais elles ne doivent pas être mises ici en exergue pour opposer un refus à ses propositions de paix pour l’Ukraine. Il est fondamental de dissocier les questions de l’intégralité du territoire ukrainien des problèmes frontaliers de la Chine avec ses voisins.

Dans ce même registre, il est à noter que, lors de la conférence de Bürgenstock14, bancale parce que ni la Russie ni la Chine n’y ont participé, plusieurs États présents se sont abstenus d’adhérer à la déclaration commune finale15. Celle-ci se concluait par : « la Charte des Nations unies, qui inclut les principes du respect de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de tous les États, peut et servira de base à l’accomplissement d’une paix globale, juste et durable en Ukraine ». Ce qui a amené Alexandra Brzozowksi à affirmer, au travers du seul titre de son article paru le 17 juin sur le site euractiv.com16, que « le soutien à l’intégrité territoriale ne fait pas l’unanimité », en relevant que l’Arabie saoudite, le Mexique, l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud et l’Indonésie n’ont pas signé le document. Ces six pays n’ont d’ailleurs pas été les seuls à retenir leur griffe. Il faut leur ajouter l’Arménie, la Colombie, les Émirats arabes unis, la Libye, le Saint-Siège et la Thaïlande. À l’analyse et en faisant quelques recherches, la conclusion de la journaliste apparaît plutôt hâtive car ces refus remarqués couvrent des motivations très différentes selon les États17 et apparemment pas une retenue sur la question de l’intégrité territoriales des États. Ces abstentions n’ont pas échappé à la Chine qui, pour sa quatrième navette, charge Li Hui d’aller rencontrer trois d’entre eux : le Brésil, l’Afrique du Sud et l’Indonésie entre le 28 juillet et le 6 août.

Mais avant son nouveau départ en mission intervient la rencontre entre Dmytro Kuleba et Wang Yi, respectivement ministres ukrainien et chinois des Affaires étrangères.

Une étape nouvelle majeure, la rencontre Kuleba – Wang Yi (24 au 26 juillet 2024)

Elle est vraisemblablement le fruit des pérégrinations de Li Hui de mai 2023 et mars 2024 et des contacts établis au cours de celles-ci avec les instances ukrainiennes, même s’il n’a pas rencontré Zelensky en personne. Le résultat est l’invitation de Wang Yi faite à Kuleba de venir en Chine, ce qu’il accomplit du 24 au 26 juillet, avec des discussions qui commencent entre ces deux autorités politiques dès le 24.

L’essentiel qui ressort de la rencontre est la révélation de Kuleba selon laquelle l’Ukraine se dit « prête à rencontrer la partie russe dans un processus de négociation ». Déclaration positive bien que suivie de quelques réserves : « à un certain stade », ce qui est pour le moins vague, « lorsque la Russie sera prête à négocier de bonne foi », langage de précaution. Voilà donc le message communiqué à Wang Yi. À lui d’aller le porter à Poutine. En écho, Wang Yi, après une litanie stéréotypée sur la résolution des conflits par la négociation et par la voie politique, établit que « la Russie et l’Ukraine ont signifié leur volonté de négocier à différents niveaux », formule encourageante même si elle est imprécise. Ce constat étant posé, il confirme, avec quelques réserves que « bien que les conditions et le moment ne soient pas encore mûrs, nous soutenons tous les efforts qui contribuent à la paix »18. Qu’entend Wang Yi par ce langage ? Et pendant combien de temps faudra-il attendre, compter de morts et de destructions avant que les conditions et le moment soient mûrs ?

De retour en Ukraine, Kuleba dit sa confiance en l’engagement chinois en déclarant avoir reçu « un signal clair de la Chine selon lequel elle ne cherche pas “de solutions temporaires” mais plutôt une solution à long terme et juste au problème »19 russo-ukrainien. Il emporte en outre la certitude que « l’implication de la Chine en faveur de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine était inébranlable », ce que Wang Yi lui a « très clairement » dit et « répété »20.

À la suite de cet échange qui, selon la tradition diplomatique, est préparatoire à une rencontre entre présidents, il faut s’attendre en toute logique à ce que Xi Jinping invite Zelensky à venir en visite en Chine. Pour l’heure, une telle perspective n’a pas encore été évoquée officiellement.

Une telle étape fondamentale ne va cependant pas mettre fin au programme de consultations internationales dont Li Hui continue à assumer la charge avec pour objectif de soulever un vaste mouvement d’adhésion des pays du « Sud global » au « consensus sino-brésilien en six points ».

La quatrième navette de Li Hui, à la recherche d’un plus grand commun dénominateur21 (29 juillet au 6 août 2024)

Pour cette quatrième navette, Li Hui va aller rencontrer trois des pays qui se sont abstenus de voter la déclaration finale de la conférence de Bürgenstock : le Brésil, l’Afrique du Sud et l’Indonésie.

Au Brésil, le 29 juillet, lui et Celso Amorim font le point de la situation sur l’évolution de l’audience que reçoit le « consensus en six points » depuis la rencontre du 23 mai 2024. Selon Li Hui, le consensus a déjà été accueilli favorablement par 110 pays. Ils ne sont hélas pas cités, mais il aurait été vraiment intéressant de les connaître pour pouvoir vérifier l’authenticité des adhésions. Les deux parties conviennent aussi de continuer à renforcer leur contact et leur coopération pour faciliter ensemble la résolution politique finale de la « crise en Ukraine », comme la partie russe la désigne, puisqu’elle refuse de la considérer comme une guerre. Une fois de plus la Chine met le Brésil en avant dans le processus d’acheminement vers des négociations en vue de la paix.

Le 2 août, en Afrique du Sud, puis en Indonésie le 6 août, Li Hui reçoit le soutien à la démarche chinoise et au consensus en six points.

Entre temps et jusqu’à la réunion des Brics (22 au 24 octobre)

Après l’effervescence diplomatique chinoise de ce premier semestre 2024, le silence s’est installé sur le projet de Pékin. La dynamique lancée aurait pu être poursuivie lors de la visite du premier ministre Li Qiang à Moscou, du 21 au 24 août. Mais la rencontre annuelle de travail entre les deux parties semble être restée dans le champ strict de la coopération technique bilatérale des secteurs économique, culturel et humanitaire. Si dans les apartés, hors réunion de travail, la question de l’Ukraine a peut-être été abordée, rien n’en a transpiré vers l’extérieur, comme il en avait été de même à la suite de la visite du maître du Kremlin à Pékin du 16 au 17 mai.

Seul mouvement observé en parallèle des initiatives chinoises, celui du premier ministre indien, Narendra Modi, qui vient visiter successivement les présidents russe et ukrainien, respectivement du 8 au 9 juillet et du 21 au 23 août. Aux deux, il dit sa disposition à apporter son aide à l’établissement de la paix entre les deux antagonistes. En Ukraine, où Zelensky fait pression sur Modi pour tenter de rallier l’Inde à sa cause et la faire entrer dans le camp des opposants à Poutine, le premier ministre répond que son pays « n’a jamais été neutre dans cette guerre, mais a toujours été du côté de la paix »22, tradition de fidèle non alignement oblige. Il rappelle aussi son adhésion aux principes de la Charte des Nations unies dont celui du respect de l’intégrité territoriale des États dans leurs frontières internationalement reconnues, un plaidoyer qui se comprend d’autant mieux que, de son côté, New Delhi est en proie aux ambitions chinoises sur ses territoires himalayens.

Deux voyages bien symboliques d’un autre représentant du Sud global, ce qui n’est pas négligeable, mais qui viennent appuyer indirectement les initiatives chinoises. Ce qui amène à penser que la dynamique pourrait s’amplifier lors de la prochaine réunion des Brics23 qui doit se tenir à Kazan, en Tatarstan russe, du 22 au 24 octobre. Là, Brésiliens, Indiens, Chinois et Africains du sud devraient avoir le courage de conjuguer leurs efforts pour convaincre Poutine d’accepter le principe d’un cessez-le-feu sans conditions, afin de ne pas laisser le champ libre à d’éternelles palabres et par voie de conséquence à la multiplication des morts et des destructions, avant que s’entreprennent des négociations pour la paix.

Conclusion

À la date du 11 septembre 2024, voilà où en est la démarche chinoise pour favoriser le rétablissement de la paix en Ukraine. Une question qui se pose à propos d’un tel activisme est de savoir quelle est l’utilité réelle de tenter de rameuter le monde entier pour régler un problème régional européen, si ce n’est pour la Chine d’être plébiscitée dans son rôle de promotrice de paix. Pékin pense-t-il être capable de susciter une immense et impressionnante vague internationale de persuasion des deux belligérants et de leurs alliés pour que cessent les combats ? Une navette permanente, style Kissinger, de Wang Yi en personne entre Moscou et Kiev, ne serait-elle pas plus efficace ? Plutôt que d’organiser une grand-messe comme celle de Bürgenstock ou une assemblée générale de l’ONU, ne serait-il pas plus efficace de réunir à Pékin, hors risque d’ingérences extérieures, Poutine et Zelensky avec leurs équipes pour qu’ils s’engagent sur le principe d’un cessez-le-feu, sans conditions. Et pour éviter que les combats se poursuivent, envisager la constitution d’une commission de contrôle du cessez-le-feu sous l’égide de l’ONU, et engager le début des négociations en vue du rétablissement de la paix.

En tout état de cause, que cela plaise ou non, la Chine a pris une vraie initiative. Que Pékin soit soupçonné de vouloir s’ériger en régisseur du monde pour cette occasion est peut-être irritant pour de nombreux États, surtout lorsque de son côté il a un certain nombre de reproches à endosser quant à la gestion de ses relations avec ses voisins continentaux et maritimes. Mais ce n’est en aucun cas une raison pour tenter de contrer son entreprise pacifique. Elle doit au contraire être soutenue et encouragée.

Enfin, il est aussi dans l’intérêt de la Chine de réussir à convaincre Poutine de lâcher prise tout simplement parce que, face à la menace qu’elle ressent de la part des États-Unis, le soutien de la Russie lui sera fort utile, comme a été utile son soutien à Moscou à partir de 2014. Enfin, par similitude avec ses ambitions sur les mers de Chine, elle pourrait être un appui à Poutine dans ses revendications sur l’Arctique.

  1. Cf. Asie21, https://www.asie21.com/2024/07/23/entre-xi-jinping-poutine-et-zelensky-linitiative-dorban-pour-le-retour-de-la-paix-en-ukraine/
  2. Texte intégral accessible à https://www.fmprc.gov.cn/fra/zxxx/202302/t20230224_11030718.html
  3. Tianxia, littéralement « tout ce qui est sous le ciel »
  4. Texte intégral accessible à https://english.news.cn/20240510/063c21eb32ba4d72a460699c5e7c5bb6/c.html
  5. Compte-rendu de l’agence chinoise Xinhua, https://english.news.cn/20240509/9253ae16fb59433797389b75719eada7/c.html
  6. https://www.tf1info.fr/international/guerre-ukraine-zelensky-france-la-russie-a-d-ores-et-deja-perdu-geopolitiquement-estime-emmanuel-macron-2257125.html
  7. https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2024/05/06/visite-detat-de-xi-jinping-president-de-la-republique-populaire-de-chine-premiere-journee-a-paris
  8. « All the initiatives of other states for a peaceful settlement can only be based on the Ukrainian peace formula », texte integral accessible à https://war.ukraine.ua/faq/zelenskyys-10-point-peace-plan/
  9. Texte intégral accessible à https://www.gov.br/planalto/en/latest-news/2024/05/brazil-and-china-present-joint-proposal-for-peace-negotiations-with-the-participation-of-russia-and-ukraine 
  10. https://www.lefigaro.fr/vox/monde/xi-jinping-je-viens-en-france-avec-trois-messages-de-la-chine-20240505
  11. Déclaration chinoise : https://fr.china-embassy.gov.cn/fra/zfzj/202405/t20240514_11304330.htm  Déclaration française : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2024/05/06/visite-detat-de-xi-jinping-president-de-la-republique-populaire-de-chine-premiere-journee-a-paris
  12. https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2024/05/10/declarations-et-accords-institutionnels-agrees-a-loccasion-de-la-visite-detat-de-xi-jinping-president-de-la-republique-populaire-de-chine-en-france
  13. Highlights of Xi’s state visit to Serbia, https://english.news.cn/20240509/9253ae16fb59433797389b75719eada7/c.html
  14. Bancale parce que plusieurs pays n’ont pas pu ou voulu participer, dont la Russie, non invitée et la Chine
  15. Texte intégral accessible à https://www.eda.admin.ch/eda/en/fdfa/fdfa/aktuell/dossiers/konferenz-zum-frieden-ukraine/Summit-on-Peace-in-ukraine-joint-communique-on-a-peace-framework.html
  16. https://www.euractiv.fr/section/ukraine/news/sommet-sur-la-paix-en-ukraine-le-soutien-a-lintegrite-territoriale-ne-fait-pas-lunanimite/
  17. https://www.aljazeera.com/news/2024/6/17/ukraine-peace-summit-why-some-countries-refused-to-sign-the-plan
  18. https://www.scmp.com/news/china/diplomacy/article/3271703/ukraines-top-diplomat-signals-readiness-negotiate-russia-first-time?
  19. https://www.pravda.com.ua/eng/news/2024/07/25/7467463/
  20. Ibid.
  21. 最大公约数 ; Zuìdà gōngyuē shù, https://www.chinatimes.com/cn/realtimenews/20240803003566-260409?chdtv